Hommage posthume au Père Léon de Saint Moulin, SJ


Nous sommes tous voués à briller, comme le sont les enfants. Nous sommes nés pour manifester la gloire de Dieu qui est en nous. Ce n’est pas le sort de quelques-uns d’entre nous, c’est le sort de tout un chacun. Et quand nous laissons notre propre lumière briller, nous donnons sans en être conscients la possibilité aux autres de faire la même chose. Quand nous sommes libérés de notre propre peur, notre présence libère automatiquement les autres. 

Nelson Mandela

Le Père Léon de Saint Moulin est décédé à Kinshasa, en République démocratique du Congo, le 24 octobre 2019, à l’âge de 87 ans. Avec sa mort, l’Eglise catholique du Congo perd un sociologue et un historien d’exception que d’aucuns considèrent comme une « bibliothèque de l’histoire du Congo ». En effet, L. de Saint Moulin a très largement contribué à l’écriture autant de l’histoire du Congo, de la ville de Kinshasa que de l’archidiocèse de Kinshasa. Son parcours exceptionnel est marqué par ses travaux sociodémographiques et ses nombreuses enquêtes sur la capitale Congolaise, sa participation à la mise au jour du plan de la ville de Kinshasa, ses enseignements à l’Université Nationale du Zaïre et à l’Université Catholique du Congo. Ses cartes ont été exploitées par la Commission électorale indépendante pour l’organisation des élections depuis 2006. On lui doit en outre le premier recensement de la population congolaise. Une de ses œuvres maîtresses demeure le recueil de la parole épiscopale congolaise. Son implication à côté de la population zaïroise dans le combat contre la dictature du président Mobutu l’a vu jouer un rôle clé dans la prise en charge des victimes de la marche du 16 février 1992 à l’église Saint-Joseph. Il est resté de bon conseil pour les activistes engagés dans l’éradication des antivaleurs et des turpitudes de la dictature de Kabila. On retiendra son passage à la tête du Centre des Archives ecclésiastiques Stéphane Kaoze ainsi que sa participation remarquée à la Commission de la restructuration des paroisses, à celle des ministères laïcs et au bureau des implantations pastorales.

Pendant des années, j’ai eu l’immense honneur de partager avec lui et avec bonheur la passion de la recherche sur la postérité de la pensée du Cardinal J.-A. Malula. Dans cet esprit, l’intérêt et la bienveillance qu’il a manifestés à l’égard de ma sollicitation d’une préface ne pouvaient qu’être particulièrement appréciés. Accédant volontiers à mes appels à communication, outre le fait d’avoir corrigé l’argumentaire d’une table ronde que je projetais sur Malula, il avait bien signé un article dans le collectif Culture et foi dans la théologie africaine et une postface dans les Mélanges J.-A. Cardinal Malula. Les contributions de ces Mélanges s’appuient sur les sept volumes que L. de Saint Moulin et ses collaborateurs avaient consacrés à la pensée et aux œuvres du premier archevêque autochtone de la capitale congolaise. On ne remerciera jamais assez le jésuite belge pour l’apport incontournable de ce florilège.

Ma reconnaissance pour cette compilation qui fait désormais partie des documents du christianisme africain m’incita à écrire un article pour compléter le chapitre sur la participation du Cardinal Malula au concile Vatican II. La réflexion sur la postérité de la pensée et de l’œuvre de l’illustre archevêque me fit écrire d’autres textes dont celui qui me valut des encouragements épistolaires de la part de L. de Saint Moulin. Il nous arrivait de rêver ensemble à haute voix. Nous aurions voulu voir la célébration du centenaire de la naissance du Cardinal Malula marquée par un colloque international. Echangeant sur ce projet, L. de Saint Moulin me suggéra d’inclure au programme du centenaire un pèlerinage sur les traces de Malula. Malheureusement, nos projets pour le centenaire passèrent comme grains de sable dans l’océan des dunes des décideurs pour des raisons indépendantes de notre détermination.

Ma dette envers ce grand maître de l’histoire du diocèse de Kinshasa est grande. La meilleure façon de reconnaître ma dette est de m’en libérer en répondant à une des requêtes de L. de Saint Moulin qui rêvait de voir fleurir des travaux conçus à partir des textes compilés par les sept volumes. A défaut de donner suite dans l’immédiat à un projet d’écriture sur la parole épiscopale congolaise, projet ourdi lors de notre échange en août 2018, je propose de me ressourcer dans les textes du volume IV des Œuvres complètes du Cardinal Malula pour donner suite à un autre projet qui a fait l’objet de nos échanges: la mise au jour de la pensée et des réalisations de Malula sur la synodalité. Je m’y prends en trois temps. Partant de la corrélation des mutations de la ville de Kinshasa avec l’institution l’évêque à l’écoute, je développe le fonctionnement de l’institution dont j’analyse les principaux thèmes avant d’en présenter le modèle ecclésiologique. Une conclusion prospective achève ma réflexion.

De l’observation des mutations de la ville de Kinshasa à l’écoute de ses besoins

 

Une des caractéristiques de l’épiscopat du cardinal Malula aura été sa propension à innover et à trouver des voies neuves pour l’œuvre de la mission. On n’aura pas fini de découvrir les ressorts de ses initiatives pastorales osées. L’archevêque de Kinshasa a été au faîte des mutations de la capitale congolaise et de ses conséquences pastorales. En effet, Kinshasa a connu une croissance fulgurante qui est devenue une préoccupation constante de son pasteur. Centré presque entièrement autour de la capitale, le diocèse de Kinshasa a connu les soubresauts de la ville en mutation. L’urbanisation de Kinshasa a été un défi permanent qui posait le problème du maillage de la ville. Se coltinant à ce problème de sociologie urbaine, l’archevêque de Kinshasa dont l’ouverture au savoir des experts, notamment des laïcs, ne s’est jamais démentie, reconnaît qu’«il faut un esprit de créativité, il faut de nouvelles formules qui s’adaptent aux conditions créées par les nouvelles façons de vivre […] il faut repenser tout, trouver de nouveaux moyens». Il initia des travaux d’équipes mixtes prêtres-laïcs. Des travaux de ces équipes auxquels participe L. de Saint Moulin émane le document Visage de Kinshasa et problème de pastorale. Entre janvier 1968 et janvier 1970, les réunions du conseil Presbytéral furent consacrées à la réflexion sur la pastorale d’ensemble. Une commission fut nommée qui élabora le document de base aux échanges qui aboutirent au document Mission de l’Eglise à Kinshasa. Options pastorales.

On découvre dans cet important document une prise de conscience des implications pastorales de l’articulation Dieu-Monde-Eglise, mais aussi une prise de position résolue en faveur de la revalorisation du rôle des laïcs et la nécessité de la décentralisation de l’action avec le développement des petites communautés à taille humaine, les CEVB. C’est au sein de ces communautés qu’émergent divers services qui préludent des ministères laïcs qui seront institués en 1975. En 1980, le diocèse déjà structuré en doyennés sera restructuré en régions apostoliques. On retiendra donc que les problèmes qui pointent à l’horizon des mutations urbaines ne sont pas éludés par l’épiscopat de Malula. Ils sont un stimulus qui féconde l’inventivité de l’archevêque de Kinshasa et de son équipe de collaborateurs. Ce qui lui permet de répondre de manière assortie aux mutations de la ville en tenant compte de ses besoins et de ses urgences pastorales. Ceci ne va pas sans un déplacement épistémologique de la relation Eglise-monde. De ce déplacement émane une nouvelle ordonnance des structures pastorales. L’unité pastorale de base n’étant plus la paroisse, mais la CEVB, la distribution des responsabilités pastorales est repensée en mettant la focale sur la grâce baptismale. En conséquence, les laïcs prennent des responsabilités pastorales et deviennent des acteurs et des pédagogues de la pastorale.

 

De l’écoute des besoins du diocèse de Kinshasa à l’évêque à l’écoute

 

L’intérêt du Cardinal Malula pour une pastorale assortie aux réalités urbaines l’a amené à soumettre à l’épreuve de la réalité les modèles pastoraux existants. Malula qui s’est approprié les travaux précurseurs de J. Buet, P. Gossens, G. Noirhomme, J. Grosjean, P. Lefebvre, P. Delanote et L. de Saint Moulin, demeure ouvert aux recherches du Centre d’études pastorales. Issues d’une pastorale axée autour des institutions et articulées autour des paroisses, les institutions pastorales fonctionnant au diocèse de Kinshasa ne responsabilisaient pas suffisamment les laïcs. Elles reconduisaient le clivage entre laïcs et clercs, durcissant au passage le cléricalisme et hypothéquant la pastorale. Celle-ci était conçue par les prêtres pour les laïcs, qui étaient réduits au rang de consommateurs passifs. Il s’ensuivit une approche instrumentale des sacrements et une déresponsabilisation des laïcs pour qui l’Eglise, c’était l’affaire des prêtres.

De retour du concile Vatican II, l’archevêque de Léopoldville qui garde en réminiscence le style pastoral du dernier concile, affirme que le dialogue vrai requiert le respect de la personne humaine. Il est nécessaire pour éviter les incompréhensions, les suspicions. Une conviction habite Malula:

Pasteur de son diocèse, l’évêque doit veiller à promouvoir et à développer un esprit de dialogue avec tous ses collaborateurs. Si on veut dialoguer, déclarait l’épiscopat du Congo en 1967, il faut admettre comme principe de base que tout ne se fait pas en haut, que l’Eglise se construit aussi à la base par adaptation et initiatives. C’est par le dialogue que l’évêque peut être convenablement mis au courant des problèmes des différentes catégories de ses collaborateurs, qu’il peut arriver à des solutions heureuses de ces problèmes. Ces solutions elles-mêmes doivent être, autant que possible, prises en commun.

Le dialogue dont parle le père conciliaire congolais est celui qui fait sien «le style de la conversation ordinaire» et suppose l’écoute mutuelle. Les mesures anticléricales du régime de Mobutu en 1972 rechargent la prise de conscience des prescrits de l’appartenance des laïcs à l’Eglise. Pour sa part, le Cardinal Malula qui s’inscrit en faux vis-à-vis du cléricalisme et de l’autoritarisme clérical, s’ouvre à une approche inductive de la pastorale. Cette approche vise la proximité avec le peuple de Dieu, et davantage le dialogue avec le peuple de Dieu dont il reconnaît le sensus fidei. Malula qui n’ignore pas qu’il a la charge de consulter ses collaborateurs s’emploie à trouver des modalités d’écoute optimales pour son diocèse. Une première tentative de cette ouverture se fait lorsqu’en 1964, l’archevêque de Léopoldville consulte les curés, vicaires et responsables des mouvements de jeunes de son diocèse. A une échelle réduite, c’est Malula qui consulte ses prêtres afin de constituer un conseil presbytéral. En 1974, l’archevêque de Kinshasa va jusqu’à recueillir l’avis de ses diocésains en diligentant une enquête sur quel type de prêtre former et quel genre de formation donner aux séminaristes. En 1986, une autre consultation se fait sous forme de concours pour trouver un nom au centre pastoral diocésain. La consultation à large échelle est préconisée afin de promouvoir une participation en extension du clergé et du laïcat. Il fallait donc diversifier les structures pour innerver du dialogue toute la vie du diocèse: structures de dialogue, de concertation, de collaboration et de partage. L. de Saint Moulin en égrène quelques-unes: les Notes pastorales, les journées d’animation pastorale (inaugurée en 1969 au Centre Nganda), des visites et rencontres à la base qui donnèrent lieu à la publication de la brochure l’évêque à l’écoute. Autant de prolégomènes qui donneront naissance en 1986, au synode diocésain.

Le cardinal impute à l’écoute mutuelle et au dialogue une des grandes réalisations de son épiscopat: l’institution du ministère des bakambi. Ainsi qu’il le dit, «répondant à l’ouverture faite par Paul VI, nous avons voulu nous mettre à l’écoute de l’Esprit en écoutant les besoins pastoraux du peuple de Dieu qui est à Kinshasa, et nous avons cru pouvoir faire l’expérience, au niveau de notre diocèse, de créer le ministère laïc de mokambi de paroisse». On comprend dès lors pourquoi, confronté à la dure réalité des faits, l’archevêque de Kinshasa inscrit dans le fonctionnement repérable le dialogue préconisé dans une institution inédite: l’évêque à l’écoute.

L’évêque à l’écoute, un rituel institutionnel d’une Eglise-fraternité des enfants de Dieu

Au lendemain du concile Vatican II, au cours de la veillée qu’il organise pour la mise en pratique du concile, l’archevêque de Léopoldville exprime sa préférence à «aller vers le peuple de Dieu… pour combler les fossés qui nous en séparent encore… le rencontrer là où il est… l’écouter pour le connaître, car le Bon Pasteur connaît ses brebis. Aller vers lui pour être avec lui … Être avec lui pour partager ses joies… ses peines… ses angoisses… éclairer ses doutes… essayer ses plans… apprécier et encourager ses efforts…. Excuser ses faiblesses». Dans le droit fil de la réception du dernier concile, il inscrit cette préférence dans l’institution l’évêque à l’écoute.

Comme l’indique bien la dénomination, l’évêque à l’écoute est à la fois une démarche, une disposition d’esprit et un dispositif qui met l’évêque à l’écoute des agents pastoraux (bakambi, prêtres et religieuses), et par là, à l’écoute des besoins de son diocèse. Par touches successives, le Cardinal Malula explicite le but de ces rencontres. Au doyenné de Saint-Joseph, il déclare,

l’Evêque veut rester en contact avec ceux qui travaillent à la base pour qu’il puisse être au courant des problèmes particuliers à chaque doyenné et des problèmes généraux du diocèse et chercher avec eux des réponses, tout en ne perdant pas de vue les grandes options de la pastorale d’ensemble de notre diocèse. Nous voulons aussi, à travers ces rencontres, nouer et renforcer les liens de fraternité avec tous les agents de l’évangélisation et tout notre personnel ecclésiastique.

      (Joseph Albert Cardinal Malula, 1917-1989)

Au doyenné de Saint-François, il ajoute qu’il s’agit de «voir ensemble les problèmes qui se posent concrètement dans chaque doyenné; échanger sur ces questions; chercher les points sur lesquels on doit mettre l’accent…. Cette formule, comme on l’a d’ailleurs fait remarquer, atteint plus directement la base». Au doyenné de Saint-Martin, il précise le but de ces rencontres comme étant de «permettre d’écouter ce qui se passe à la base afin de pouvoir mieux orienter toute la pastorale diocésaine». Revenant sur ce contact avec la «base» au doyenné de Saint-Alphonse, il voit dans ce colloquium un moyen «d’établir un dialogue fécond».

Dans la perspective du Cardinal Malula, la rencontre pour dialoguer et voir ensemble la situation du diocèse et de son évangélisation permet aux agents pastoraux de soumettre les problèmes qui ont retenu leur attention. L’évêque à l’écoute est donc à la fois une structure, un temps, une brochure, un moment de communion où la parole circule et permet «une révision de notre évangélisation». C’est un peu comme une palabre autour de la Croix du Christ au cours de laquelle, l’évêque se met en posture d’écoute de sa base. On se rappelle la visée explicitée par Malula au doyenné de Saint-François: «Atteindre la base». Par ce contact avec la base, il reçoit ce que les agents pastoraux (Bakambi, prêtres, religieuses) apportent comme nouvelles, préoccupations, orientations, projets, problèmes, attentes, souhaits et interpellations. Il s’ouvre à leurs critiques et avec eux, il cherche ce qui peut construire. C’est aussi l’occasion où l’évêque rend compte de sa participation aux colloques ou symposiums. Il découle de ce dialogue «une orientation nouvelle, audacieuse et évangélique», mais aussi une précieuse et désintéressée collaboration des agents pastoraux. Il importe de noter qu’il s’agit concrètement d’un échange dialogal qui n’est pas protocolaire, mais qui ne déroge pas au respect mutuel. Il mobilise les agents pastoraux d’un doyenné, lesquels sans retenue, en toute liberté et charité, échangent avec leur évêque sur divers thèmes. Avec cette structure, le Cardinal congolais se saisit de l’interprétation commune des événements dans le but de mettre les fondations de la nouvelle Eglise africaine chrétienne. Il apprend de la doxa de ses collaborateurs et retient le stock commun de leur connaissance. Attentif aux signes de temps, il intègre les débats d’idées avec les agents pastoraux à l’élaboration des directives pastorales.

L’évêque à l’écoute n’autonomise pas l’archevêque qui ne s’érige aucunement en source de savoir. A cet égard, suivant les problèmes à l’ordre du jour, Malula met en valeur les compétences de ses évêques auxiliaires et celles de ses autres collaborateurs immédiats. Comme l’illustrent les tableaux en annexe, il leur accorde la parole pour éclairer les problèmes qui relèvent de leurs champs de responsabilité. L’insistance sur cette posture de l’archevêque de Kinshasa est importante, car selon la tradition, dans l’Eglise catholique, c’est l’ordinaire du lieu qui enseigne. La dénomination évêque à l’écoute décline bien la structure de l’institution qui se veut essentiellement temps d’écoute de ce que l’Esprit dit à l’Eglise de Kinshasa à travers la lecture des signes des temps et l’écoute des agents pastoraux. C’est par ailleurs ce que rend explicite l’ordonnance, la scénographie et la grammaire de ce dialogue institutionnalisé qui se vit comme un échange constructif dans un débat collectif centré sur l’Eglise à édifier et la pastorale à construire pour une nouvelle société.

L’évêque à l’écoute livre le visage, la personnalité propre de chaque doyenné et le profil de ses acteurs. Il rend compte de la situation concrète de l’œuvre évangélisatrice des paroisses du doyenné. Sont dès lors concernés les six doyennés de l’époque (1978-1979). De toute évidence, grâce à cette institution, le Cardinal en tant que pasteur n’est pas déconnecté de la réalité de son diocèse ni de ses enclaves. Ces derniers sont intégrés dans l’élaboration de la pastorale qui prend désormais appui sur l’apport de ceux qui sont sur le terrain. L’approche inductive favorise l’interaction de l’archevêque avec les prêtres, lui permettant de mieux comprendre la situation des évangélisateurs et des évangélisés. Avec professionnalisme, l’archevêque de Kinshasa élargit la tente de chaque doyenné en ouvrant son horizon à la pastorale d’ensemble. Les problèmes pastoraux d’un doyenné sont dès lors mis en perspectives dans une quête de réponses qui intéresse et concerne l’ensemble du diocèse. Les réponses aux questions, bien que circonstanciées et contextualisées, le sont toujours dans la ligne de la pastorale d’ensemble à promouvoir. Elles puisent autant dans la théologie que dans la sociologie. On note aussi cette conscience nette qu’aux yeux de Malula, l’évêque à l’écoute n’est pas une boîte aux réponses ni une instance divinatoire. Plus d’une fois, le Cardinal ouvre la possibilité d’approfon-dissement ultérieur des problèmes posés. En conséquence, l’échange constitue le vivier de plusieurs Lettres pastorales qui sont soit des réponses aux questions soulevées, ou les reflets des propos échangés. On l’aura constaté, Malula n’est pas un bureaucrate retranché derrière les colonnes de livres ou de lettres, des paperasseries. Il est aussi intéressant de noter que Malula est un homme de terrain qui n’inhibe pas les potentialités de ses collaborateurs. Sa posture d’écoute privilégie la parole de ces derniers et crée une nouvelle tradition pastorale qui s’éloigne de toute suffisance et autonomisation de l’évêque.

En effet, ouvert à la conjonction de regards, à la conjugaison des pensées, à la mutualisation des expertises et à la conspiration des voix, l’évêque à l’écoute met en scène la construction du savoir pastoral et la réflexion de la pratique pastorale. C’est ce que j’appelle une co-élaboration, une co-construction de sens, une manière de tisser la natte de la pastorale avec, par et dans la communauté.En tant que pratique de communication, l’évêque à l’écoute est un rituel, un rite positif qui célèbre la fraternité (bondeko) et décline l’identité «dialogale et fraternelle» de l’Eglise de Kinshasa. Cette dernière tend à devenir une fraternité des enfants de Dieu. C’est une rencontre des bandeko qui expérimentent la co-responsabilité. Elle se déploie en trois séquences: l’avant- rencontre, la rencontre et l’après-rencontre. Le doyenné qui reçoit l’évêque se prépare à l’événement. Le clergé affûte ses questions, les thèmes sont rassemblés par le curé doyen qui se charge d’accueillir l’évêque et sa délégation. Lorsque l’assemblée commence, après les formalités d’accueil, le cardinal adresse un mot préliminaire, puis il énonce les questions qui seront débattues. L’évêque ou ses collaborateurs répondent aux questions des agents pastoraux. Au terme de la rencontre, l’évêque remercie les participants. Après la rencontre, il s’attèle à la transcription écrite de l’échange qui fait objet d’une publication dans la brochure l’évêque à l’écoute.

Le rite institutionnel que représente l’évêque à l’écoute est truffé de beaucoup de micro-rites. Il se donne à voir comme un rituel convivial de proximité, un véritable espace-temps symbolique qui permet aux participants de vivre une communion affective et effective. Le temps consacré à dialoguer, à échanger sur des questions pastorales produit l’Eglise comme une famille et donne corps à la fraternité ecclésiale. La matérialité du dispositif du rituel dont le lieu est l’église ou la salle paroissiale participe à l’interaction sociale : chacun fait bonne figure pour ne pas faire perdre la face à autrui. Des codes, des contraintes, des convenances voient le jour dans cet échange qui prépare de manière lointaine les agents pastoraux au synode diocésain. Il se crée donc une homonoïa, un sentiment d’appartenance à l’Eglise. L’espace de cet échange, l’évêque à l’écoute, participe à la socialisation ecclésiale et à la communion des participants. Il réduit la distance entre l’évêque et ses collaborateurs et raffermit les liens de ces derniers. Les uns et les autres se découvrent frères et sœurs, partenaires d’une œuvre commune, le lisanga lya bana ba Nzambe à faire advenir à Kinshasa. En définitive, l’évêque à l’écoute devient un modèle de dialogue de vérité, de participation et de collaboration que les paroisses du doyenné et les CEVB sont appelées à leur tour à promouvoir pour une co-construction de la pastorale. Il participe à l’émergence d’une «culture de dialogue et de la rencontre» et une fraternité des enfants de Dieu au diocèse de Kinshasa.

 

L’évêque à l’écoute, un cheminement de synodalité

 

Le terme synode vient du grec sunodos. Il est constitué du préfixe sun (ensemble) et du terme odos (chemin). Il désigne le chemin parcouru ensemble, la route à faire ensemble ou le fait de franchir un seuil. En langage ecclésiastique, le terme synode renvoie à une assemblée délibérante. Il véhicule une idée de rassemblement, d’échange, de recherche commune qui peut se faire au niveau diocésain (synode diocésain), ou des évêques (assemblée générale ordinaire, assemblée extraordinaire, assemblée spéciale). Depuis le premier millénaire, la synodalité est perçue comme une dimension constitutive de l’Eglise.

Le Pape François développe une vision d’une Eglise synodale. Il s’agit d’une Eglise «qui chemine ensemble pour lire la réalité avec les yeux de la foi et avec le cœur de Dieu». Cette marche implique laïcs, pasteurs, évêque de Rome et les croyants tous à l’écoute du «flair des fidèles». Dans cette perspective, la préparation du synode sur la famille élargit la consultation du peuple de Dieu dans la ligne d’une écoute du sensus fidei. L’Eglise synodale est donc à l’écoute. Le Pape François distingue l’écoute du fait d’entendre, car, dans sa perspective, l’écoute suppose la réciprocité et met les interlocuteurs, chacun, à l’écoute de l’autre. Comme il le dit, «le peuple des fidèles, le collège épiscopal, l’évêque de Rome: les uns à l’écoute des autres, et tous à l’écoute du Saint-Esprit, l’Esprit de vérité (Jn 14,17), pour découvrir ce qu’il dit aux Eglises (Ap. 2, 7)».

Selon mon analyse, il y a ici une convergence saisissante entre le Pape François et le Cardinal Malula. Les deux prélats voient dans les baptisés des membres du Corps du Christ qui participent à la fonction prophétique du Christ. Aux yeux du Pape François, le chemin synodal s’ouvre par l’écoute du peuple, se poursuit par l’écoute des pasteurs. C’est ce chemin qu’a ouvert le Cardinal Malula avec l’institution l’évêque à l’écoute. A travers cette institution, c’est l’Eglise de Dieu qui séjourne à Kinshasa qui se met à l’écoute de Dieu, pour y déceler le cri de son peuple qui vit à Kinshasa, afin de lui donner une réponse assortie. S’il est vrai comme l’affirme le Pape François s’inspirant de Saint Jean-Chrysostome que «Eglise et synode sont synonymes», l’Eglise de Dieu qui est à Kinshasa s’est engagée sous Malula sur un chemin fait d’apprentissages, qui à quelques carrefours croise les routes humaines faites de joies et d’espoirs, de tristesses et d’angoisses (GS 1), d’épreuves et d’espérances. Elle s’est engagée dans une marche ensemble qui découvre un visage autre de l’Eglise: une Eglise à l’écoute de l’Esprit, une Eglise en écoute de la réalité et au courant des défis et des opportunités de l’heure, une Eglise à l’écoute du cri de l’homme africain. On peut le dire, l’Eglise de Malula n’a pas erré, le chemin qu’elle a pris était balisé. Route synodale frayée avec et par le peuple de Dieu, le dialogue avec la base a permis à son pasteur de pourvoir l’Eglise de Kinshasa de «l’armature nécessaire pour une Eglise authentiquement africaine: des laïcs responsables et engagés, des prêtres spirituellement solides, intellectuellement forts et pastoralement engagés, des filles pleinement femmes, authentiquement africaines et authentiquement religieuses, des structures efficaces (CEVB, doyennés, régions apostoliques, Centre pastoral Lindonge, Evêque à l’écoute) et des institutions viables (mouvements de spiritualité, mouvements d’action catholique)».

 

Conclusion

C’est à dessein que pour rendre hommage au Père Léon de Saint Moulin, j’ai choisi de présenter dans cet article l’institution l’évêque à l’écoute. Homme de terrain, enclin au dialogue et disposé à l’écoute attentionnée, L. de Saint Moulin, SJ, partageait avec le Cardinal Malula, outre l’écoute humble et patiente, le souci de construire l’avenir ainsi que la passion pour la proximité avec le terrain. De manière efficace, mais en toute discrétion, le jésuite belge a influé positivement sur la pastorale que Malula a pensée et mise en place pour son diocèse.

Je soutiens que Malula a engagé son diocèse sur la voie de l’innovation collective. En mutualisant les compétences complémen-taires de ses collaborateurs, il a institué une manière collégiale et concertée de construire, de mobiliser et de coordonner le savoir sur la pastorale diocésaine. Ceci lui a permis de construire un consensus sur les options à lever et les décisions à prendre. En visionnaire, il s’est comporté en manager, redistribuant la parole à ses collaborateurs et les associant à son projet pastoral. C’est de cette manière qu’il a appliqué avant la lettre l’un des quatre principes évoqués par le Pape François: la supériorité du tout sur la partie. C’était une évidence pour ce jeune abbé de Kinshasa formé par les missionnaires qui, en inventant un nouveau mode de collaboration, a construit la pastorale d’ensemble à partir des réalités des différents doyennés. Ce mode repose sur une forme inédite de communication adaptée aux mutations de la ville de Kinshasa. L’évêque va se ressourcer à la base, il sort de ses bureaux à la rencontre des gens et de la réalité. Il est en quête, il se met en posture d’enquête et recueille les requêtes de ses diocésains, particulièrement de ceux qui sont sur le terrain. Il innove avec le passage de l’organisation pyramidale au cercle décentralisé dans une logique qui entraîne le tassement de la hiérarchie. Se vérifie l’appellation «ndeko» à travers une interaction dynamique qui a favorisé le développement des compétences et des performances pastorales parmi lesquelles on peut citer la création des Bilenge ya mwinda et des Kizito Anuarite. En se délestant du confort de l’autorité pour s’ouvrir à une fraternité dialogique, Malula s’ouvre à la subsidiarité et au respect de la délégation des pouvoirs. Il s’engage dans cette voie parce qu’il avait des objectifs clairs: poser les fondations de la nouvelle Eglise africaine chrétienne et «innover et tendre vers une Eglise particulière authentiquement africaine». Il s’est donné des moyens conséquents pour atteindre les objectifs de sa pastorale en misant d’abord sur le potentiel humain, en l’occurrence l’expertise de ses collaborateurs.

En un mot, l’institution l’évêque à l’écoute a fonctionné avec les agents pastoraux (bakambi, prêtres, religieuses). Aujourd’hui, elle intégrerait d’autres laïcs en responsabilité ecclésiale au niveau des CEVB, des paroisses, des doyennés et du diocèse. Pour terminer, on ne peut que souhaiter de voir l’évêque à l’écoute renaître, car il placera le diocèse de Kinshasa dans une dynamique synodale qui en fera une Eglise en sortie, une Eglise en écoute, bref, une Eglise synodale. Rêve réalisé hier par Malula, projet aujourd’hui éconduit, sera-t-il restauré demain? Oui, si sur les traces de Malula, Rome pourvoit le diocèse de Kinshasa d’évêques humbles, de véritables «fils de mon peuple» qui écoutent le peuple de Dieu. Telle doit être, sur le versant de Dieu, la prière de Malula et de L. de Saint Moulin. C’est aussi, sur cette terre des hommes, mon espérance. Une espérance qui ne trompe point (Rom 5,5).

 

Ref.: (Telema – Revue de réflexion et créativité chrétiennes en Afrique, N° 2/19, pp. 74–86; an English version of the article can be found on the SEDOS website in a while.)

(This book on Prophetic Dialogue was offered to SEDOS Library by the author)

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