Un charisme n’est pas une pièce de musée qui reste intacte dans une vitrine… Non, le charisme… il faut l’ouvrir et le laisser sortir, afin qu’il entre en contact avec la réalité, avec les personnes, avec leurs inquiétudes et leurs problèmes… Ce serait une grave erreur que de penser que le charisme se maintient vivant en se concentrant sur les structures externes, sur les schémas, sur les méthodes ou sur la forme. Que Dieu nous libère de l’esprit de fonctionnalisme .
(Pape François, Audience avec les prêtres de Schoenstatt, 3 septembre 2015).
Introduction
Au moment de la naissance d’une congrégation religieuse, une prise de conscience est faite par son fondateur/trice qu’annoncer l’Évangile, ce n’est pas répéter/réciter ce que Jésus a dit. En nous rappelant de ce que disaient des auteurs religieux et profanes : « les événements sont nos maîtres », nous pouvons dire que si les traits des événements du monde à une époque donnée éclairent le projet de fondation d’une famille religieuse et définissent les orientations de sa mission, aujourd’hui, les traits du monde actuel éclairent aussi les enjeux de notre mission ; pour nous, « fils et filles spirituels » de nos fondateurs, les traits du monde contemporain nous font mieux comprendre nos problèmes et nos charismes. Comment se présente notre contexte d’aujourd’hui ? Quelles sont les évolutions plus larges et plus profondes qui marquent nos idées et nos méthodes de la mission ? Comment nos différents charismes peuvent-ils être des lieux où nous pouvons lire et réaliser les impératifs extérieurs qui se présentent à nos instituts religieux ? C’est à ces questions formulées à la lumière du sujet qui nous été proposé, à savoir revisiter les charismes dans le contexte d’aujourd’hui, c’est à ces questions que nous voudrions apporter quelques pistes de réponses.
Notre réflexion se fera en trois temps. Dans un premier temps, nous donnerons quelques éléments de définition du mot « charisme ». Dans un deuxième temps, nous ferons une recension de la littérature ecclésiale qui exhorte à la réflexion sur les charismes. Le tout est de percevoir ce qui, dans le contexte de l’époque de nos fondateurs, a pu annoncer ou préparer la question des charismes religieux et missionnaires. Pour situer l’origine de nos réflexions et justifier nos positions, nous nous attarderons sur le décret sur la rénovation et l’adaptation de la vie religieuse Perfectae caritate du concile Vatican II et sur l’exhortation apostolique Vita consecrata de Jean-Paul II. À la lumière de ces deux documents, des études de cas peuvent être menées au niveau de chaque congrégation religieuse dans l’optique de montrer comment les événements d’une époque marquent l’approche de la vie religieuse et de la mission du fondateur/trice, et donc du charisme. Dans un troisième temps, nous montrerons comment apparaît de nos jours la nouvelle approche des charismes à la suite des questions et du message du pape François dans sa lettre du 21 novembre 2014 à tous les consacrés, à l’occasion de l’année de la vie consacrée : « L’année de la vie consacrée nous interroge sur la fidélité à la mission qui nous a été confiée, écrit-il. Nos ministères, nos œuvres, nos présences, répondent-ils à ce que l’Esprit a demandé à nos fondateurs, sont-ils adaptés à en poursuivre les finalités dans la société et dans l’Église d’aujourd’hui ? Y-a-t-il quelque chose que nous devons changer ? Avons-nous la même passion que nos gens, sommes-nous proches d’eux au point d’en partager les joies et les souffrances, afin d’en comprendre vraiment les besoins et de pouvoir offrir notre contribution pour y répondre ? ‘Les mêmes générosité et abnégation qui animaient les fondateurs – demandait déjà saint Jean-Paul II – doivent vous conduire, vous, leurs enfants spirituels, à maintenir vivants leurs charismes qui, avec la même force de l’Esprit qui les a suscités, continuent à s’enrichir et à s’adapter, sans perdre leur caractère authentique, pour se mettre au service de l’Église et conduire à sa plénitude l’implantation de son Royaume ».
En nous arrêtant sur ces mots des deux papes, nous nous efforcerons d’être attentif aux évolutions les plus récentes de la vie de l’Église et de la société. Nous ne traitons pas de chaque forme particulière de charisme. Mais, la thèse que nous défendons est que chaque charisme est un livre ouvert à l’Évangile et au monde. Il n’est pas une option de vie spirituelle et missionnaire désincarnée. Nous conclurons notre propos en insistant sur le sens et la portée de la question de revisiter les charismes en lien avec la mission du monde de notre temps.
I. Terminologie du Mot « Charisme
La réalité charismatique n’est pas nouvelle dans l’Église. Elle est déjà présente aux temps apostoliques. Dans le vocabulaire paulinien, ce mot a provoqué « trouble » et « méfiance » dans l’histoire de l’Église . Vatican II n’a pas appliqué le terme charisme à la vie consacrée, mais avec des allusions et citations (pauliniennes), il a promu une telle application . Le concile invite les religieux et les religieuses à se centrer sur la figure de leurs fondateur/trices, comme sur une référence originale de la sainteté et de la vie évangélique de l’Église. Le pape Paul VI, dans son Encyclique Evangelica testificatio (1971), rappelle les intentions conciliaires et affirme le caractère charismatique de la vie religieuse. Il utilise la notion de charisme en traitant des diverses vocations et en parlant des fondateurs/trices à l’origine de celui des instituts religieux. Il spécifie également que le charisme de la vie religieuse est un don de l’Esprit Saint, intimement uni au mystère de l’Église et faisant partie intégrante de sa vie .
Le mot charisme (du grec charisma, don gratuit, de charis, grâce), est un « don accordé par Dieu à un individu ou à un groupe de croyants pour l’édification de la communauté et non pour leur propre sanctification ». Ainsi, « dans la vie religieuse, le charisme, indissociable d’une spiritualité, est à la fois un don, une intuition apostolique et une manière particulière de vivre ensemble. Chaque famille religieuse a un charisme reçu de son fondateur, qui lui est propre ; c’est son identité . Le document Mutuae relationes, au n°11, rappelle que le charisme des fondateurs se révèle comme une expérience de l’Esprit transmise à leurs disciples, pour être vécue par ceux-ci, gardée, approfondie, développée constamment en harmonie avec le Corps du Christ en croissance perpétuelle . Le charisme des fondateurs ainsi défini laisse percevoir qu’au commencement du charisme d’un institut, il y a l’Esprit Saint, l’auteur et l’inspirateur. C’est cet Esprit, souffle puissant et vivifiant, qui a imprégné le cœur des fondateurs des instituts religieux. Des femmes et des hommes qui se sont joints à eux ont fait l’expérience de ce souffle qui a inspiré les fondateurs et ont contribué, à leur façon, au développement du charisme. Le souffle du charisme, ainsi reconnu, est « nourri et porté au monde afin de traverser les barrières du temps, des cultures et des lieux . Cependant, le charisme, quoique souffle puissant, peut devenir fragile si nous n’en prenons pas soin, c’est-à-dire, si nous le prenons pour acquis et si nous en faisons notre projet personnel. Le risque est de le figer dans le temps et de l’étouffer. Il perdra alors sa fonction principale, qui est d’être créateur de vie. Le souffle créateur du charisme est appelé sans cesse à « créer du neuf . Voilà une conviction qui nous ouvre à la réflexion sur le sujet de notre rencontre de ce jour, à savoir revisiter les charismes dans le contexte d’aujourd’hui.
II. La Littérature Ecclésiale Sur les
charismes De La Vie Consacrée
Il y a une certitude que la vie des saints et des fondateurs des instituts religieux s’est située en contradiction avec l’esprit du monde. Leur attitude rappelle une parole de Jésus : « Vous êtes dans le monde sans être du monde (Jn 17, 14). Cependant, on ne peut pas nier leur contact avec le monde, qui n’est pas objet de haine, de rejet, de diabolisation comme on peut parfois le
penser. Cette idée nous donne de cerner l’historicité culturelle des charismes et des langages des instituts religieux. Les charismes ont une histoire ; ils rencontrent la mentalité d’une époque et les événements qui s’y produisent. Sur ce fond se rattachent deux documents de la littérature ecclésiale : Perfectae caritate du concile Vatican II et l’exhortation apostolique Vita consecrata de Jean-Paul II.
Perfectae caritate fait appelle à la rénovation et à l’adaptation de la vie religieuse en s’appuyant sur les sources des institutions religieuses, la première d’entre elles étant l’Évangile et la seconde, l’intuition du fondateur (charisme). D’une part, la rénovation adaptée de la vie et de la discipline religieuses se caractérise par un retour continu aux sources de toute vie chrétienne et à l’inspiration originelle des instituts, et, d’autre part, par la correspondance des instituts aux conditions nouvelles de notre temps. Sous l’impulsion de l’Esprit Saint et la direction de l’Église, elle s’accomplit selon les principes suivants : suivre le Christ dans le respect du patrimoine de l’institut, communion à la vie de l’Église en vue du bien des peuples et, avant tout, rénovation spirituelle. Les critères pratiques de ce renouvellement viendront des conditions actuelles des religieux et des besoins de l’apostolat. Tous les membres des instituts, et non seulement les supérieurs ou les chapitres généraux, en seront les acteurs . Ainsi, le concile Vatican II appelle la vie religieuse de se renouveler en s’adaptant mieux au Christ et à l’Église, au monde et aux religieux présents.
Vita consecrata de Jean-Paul II a mis en relation fidélité et charisme, fidélité et créativité dans la mesure où le monde est soumis à des changements rapides et que certaines expressions et pratiques peuvent tomber en désuétude : « Les instituts, écrit Jean-Paul II, sont donc invités à retrouver avec courage l’esprit entreprenant, l’inventivité et la sainteté des fondateurs et des fondatrices, en réponse aux signes des temps qui apparaissent dans le monde actuel. Il s’agit là surtout d’un appel à
persévérer sur la voie de la sainteté, à travers les difficultés matérielles et spirituelles rencontrées dans les vicissitudes quotidiennes. Mais c’est aussi un appel à acquérir une bonne compétence dans son travail et à garder une fidélité dynamique dans sa mission, en adaptant lorsque c’est nécessaire les modalités aux situations nouvelles et aux besoins différents, en pleine docilité à l’inspiration divine et au discernement ecclésial ». Dans cet extrait de texte, il y a en même temps une exhortation à rester fidèle au charisme et un appel à l’adapter aux « situations nouvelles et aux besoins différents ». La fidélité au charisme ne peut être isolée de son interprétation/adaptation au contexte dans lequel il se déploie. Pour y arriver, le « discernement est la clé de voûte que recommande Jean-Paul II pour mettre en lumière comment une famille religieuse réalise aujourd’hui ce qui a été dit hier par son fondateur/trice.
Il vaut la peine de signaler aussi que dans toutes les périodes de l’histoire des charismes de la vie consacrée, c’est la trinité qui tient lieu d’élément de régulation. Ainsi, les charismes de la vie consacrée comportent une triple orientation : ils sont orientés vers le Père parce que c’est sa volonté qui est recherchée continuellement – le charisme de tout Institut incitera la personne consacrée à être toute à Dieu, à parler avec Dieu ou de Dieu – ; les charismes sont orientés vers le Fils parce que c’est Lui qui assure la communion intime avec Dieu le Père – le charisme permet de partir en mission avec le Christ, de travailler et de souffrir avec Lui pour coopérer à l’annonce de son Royaume – ; les charismes sont enfin orientés vers l’Esprit car c’est l’Esprit qui invite la personne consacrée à se laisser guider pour reconnaître le Père et le Fils. La trinité donne aux charismes de la vie religieuse une référence commune en leur permettant « de retrouver et de revivre avec ferveur les éléments essentiels de la vie consacrée », de repérer les charismes en toute clarté, et, dans un discernement ecclésial, de les conduire plus loin en se laissant instruire par les mutations à l’œuvre dans nos sociétés. De fait l’enracinement des charismes dans la trinité est un projet initial des origines de l’Église où des hommes et des femmes ont voulu, par la pratique des conseils évangéliques, suivre plus librement le Christ et l’imiter plus fidèlement, chacun à sa manière, en menant une vie consacrée à Dieu .
Dans l’histoire de l’Église, nous connaissons les débats provoqués par les expressions Père , Fils et Esprit Saint . Elles étaient loin de faire l’unanimité et d’être reçues par tous. Nous pouvons situer les charismes par rapport à ces débats doctrinaux de l’histoire en montrant ce qu’ils mettent en jeu : la norme ultime qui est de « suivre le Christ selon l’enseignement de l’Évangile . Si l’on reste dans les débuts de la tradition chrétienne, deux facettes des charismes autorisent à dire qu’ils sont des manières dont les fondateurs/trices d’instituts ont compris et vécu l’Évangile.
1. D’un côté, si la vie consacrée est un appel à la sainteté – « Soyez saint comme votre Père céleste est saint » (Mt 5, 48) –, le charisme de chaque fondateur de congrégation est un trait d’union, le contenu d’un chemin qui mène à la sainteté telle qu’elle est voulue par Dieu, montrée et enseignée par Jésus Christ. C’est le sens que Jean-Paul II donne à l’attitude de fidélité au charisme d’un institut : « Il est avant tout demandé d’être fidèle au charisme fondateur et au patrimoine spirituel ensuite constitué dans chaque Institut. Cette fidélité à l’inspiration des fondateurs et des fondatrices, don de l’Esprit Saint, permet précisément de retrouver et de revivre avec ferveur les éléments essentiels de la vie consacrée .
En d’autres termes, le charisme du fondateur/trice d’un institut religieux est déjà une adaptation aux paroles du Christ qui veut que tous les êtres humains soient saints comme le Père céleste est saint. Ce qu’expriment les charismes remontent à l’enseignement du Christ, leur contenu est déjà revisité en ce sens que c’est la parole de Dieu qu’ils interprètent et cherchent à actualiser, à mettre en pratique dans des circonstances précises de la vie consacrée dans toutes ses dimensions spirituelle et apostolique. Ici, si l’on part du fait le charisme est un tout pensé, voulu, vécu ou initié par un fondateur/trice pour donner une visibilité à un point particulier de l’Évangile dans le monde, cela signifie que le charisme a un rapport dynamique avec l’Évangile et avec le monde ; il est un effort de compréhension de l’Évangile et de son vécu dans le monde. L’Évangile est la base, le support de tout charisme tandis que le monde est le lieu où il se vit. Le charisme n’éclipse pas l’Évangile, et le fondateur ne prend pas la place du Christ ni celle de Dieu. Ce qu’il faut comprendre lorsque nous affirmons que le charisme d’un institut est un Évangile revisité, repensé par le fondeur/trice, c’est le sens pratique qu’a prise la parole de Dieu dans la vie et l’œuvre du fondateur/trice. L’enjeu de la rencontre avec la parole de Dieu n’est pas seulement de l’écouter ni de la lire : il faut la vivre, il faut la mettre en pratique (Mt 7, 24 ; Jc 1, 22). Ce qui est premier c’est l’Évangile, la parole de Dieu. Voilà pourquoi les fondateurs/trices n’ont pas cherché à s’éloigner de cette parole mais à la rendre audible, à l’adapter au monde de leur temps. C’était leur façon de la revisiter. Ils/elles ne l’ont pas déformée.
Dans Vita consacreta, Jean Paul II pose le rapport à Dieu et à sa parole comme premier principe d’une rénovation adaptée de la vie consacrée, et partant des charismes : « En tout cas, il faut rester fermement convaincu que chercher à se conformer toujours plus pleinement au Seigneur, c’est la condition d’authenticité de tout renouveau qui veut rester fidèle à l’inspiration des origines ». Les charismes ne sont pas à comprendre comme des lois fixées une fois pour toutes et qu’on peut mettre au même rang que l’Évangile qui, lui, est fixe. Les charismes doivent plutôt aider à faire progresser les personnes dans la connaissance et le vécu de l’Évangile. C’est cela leur mission : faire une place à la parole de Dieu pour qu’elle soit vécue dans des situations marquées par les contingences et les limites humaines.
2. La deuxième facette des charismes qui autorise à dire qu’ils sont des manières dont les fondateurs/trices d’instituts ont compris et vécu l’Évangile dans des situations précises du monde de leur temps, c’est que tous les textes écrits (par les fondateurs/trices) intègrent la dimension de l’annonce, l’évangélisation, la pastorale, la mission dans ses multiples profils. On le voit surtout dans les écrits des fondateurs/trices des instituts missionnaires. Mais, avant eux, les apôtres ont été les premiers à se trouver devant des cas inédits comme celui de la circoncision que certaines gens de Judée posent comme condition pour être sauvé et qui provoque un conflit à Antioche (Ac 15, 1-2). Les apôtres trouveront une issue au problème en recourant à une explication de la parole de Dieu. Pour l’apôtre Jacques :
Cet événement [le choix des nations païennes par Dieu] s’accorde d’ailleurs avec les paroles des prophètes… connus depuis toujours » (Ac 15, 15.18). Pour les apôtres, c’est l’Esprit Saint et eux-mêmes qui ont pris la décision de ne pas imposer à l’Église d’Antioche d’autre charge (Ac 15, 28). Dans la situation d’une femme mariée devenue chrétienne sans le consentement de son mari, l’apôtre Paul prend librement la décision en autorisant le divorce : « Si le non-croyant veut se séparer, qu’il le fasse ! Le frère ou la sœur ne sont pas liés dans ce cas : c’est pour vivre en paix que Dieu vous a appelés » (1 Co 7, 15). Les théologiens ont parlé à ce niveau du privilegium paulinum (le privilège paulin). De fait, c’est une manière de faire exception devant une situation imprévue. Mais, cette exception n’efface pas la loi ; elle confirme la loi de l’indissolubilité du mariage dans l’Église.
Cet exemple de Paul, et bien d’autres qu’on pourrait encore prendre pour les appliquer au fonctionnement des charismes de la vie consacrée, montre que toutes les situations auxquelles les apôtres sont confrontés dans leur mission n’étaient pas prévues par le Maître, Jésus. Mais, ce dernier leur a donné l’Esprit Saint qui les instruit sur toutes choses, toutes décisions à prendre. Les solutions que les disciples apportent aux situations imprévues auxquelles ils sont confrontés ne s’opposent pas à la parole du Maître. Un lien est vite établi entre l’Évangile du Maître et les décisions qu’ils prennent : ces décisions s’inspirent de l’Évangile du Maître, elles sont en fidélité avec la parole du Maître. On peut dire la même du rapport entre les charismes légués par nos fondateurs/trices et leurs évolutions successives : on ne peut pas affirmer que les fondateurs/trices ont prévu tous les événements qui font l’actualité du monde et des congrégations religieuses. Mais, l’intégralité de l’enseignement des fondateurs/trices est sauvegardée à côté des évolutions, des changements ou modifications qui apparaissent dans les Constitutions, les Règles de vie, les décisions capitulaires, les coutumiers, les projets communauta-ires et les contrats avec les Églises locales.
Il est en tout cas certain que l’itinéraire les fondateurs, les situations connues de leur vivant ont été de grande portée dans l’orientation qu’ils ont donnée à leur charisme. C’est ce qui nous amène à affirmer que les charismes ne sont pas des options de vie spirituelle et missionnaire désincarnées. Ils sont le regard sur la société d’une époque qu’ils veulent transformer par les valeurs de l’Évangile. Ils ont eu un lien avec la réalité de l’époque de leur gestation. C’est idée que nous avons tenté de démontrer tout au long de la première partie. Les charismes doivent continuer à avoir un lien avec l’époque où nous sommes.
expérience humaine historique et un événement mystique. Mais, ces dernières décennies, notre approche des charismes change énormément. Nous sommes régulièrement invités à amorcer une réflexion sur nos charismes, soit pour voir dans quelle mesure nous en sommes toujours fidèles, soit pour voir comment les mutations du monde présent nous bousculent et nous incitent à vivre les charismes en tenant compte de ce qui se passe dans le monde. Ces deux perspectives sont inséparables.
Le pape François avait clairement exprimé ses attentes pour l’année de la vie consacrée, du 30 novembre 2014 au 2 février 2016. Une de ces attentes concerne la thématique que nous traitons sur la manière de revisiter nos charismes : J’attends que toute forme de vie consacrée, écrit François, s’interroge sur ce que Dieu et l’humanité d’aujourd’hui demandent. […]. L’imagination de l’Esprit a engendré des modes de vie et de faire si divers que nous ne pouvons pas facilement les cataloguer ni les inscrire dans des schémas préfabriqués. Il ne m’est pas possible de faire référence à chaque forme particulière de charisme. Personne, cependant, cette année, ne devrait se soustraire à une vérification sérieuse concernant sa présence dans la vie de l’Église et sur la manière de répondre aux demandes nouvelles continuelles qui se lèvent autour de nous, au cri des pauvres .
Trois expressions nous frappent dans cette citation du pape François : La première : Ce que Dieu et l’humanité demandent… . La vie consacrée doit s’interroger sur ce que Dieu et l’humanité demandent. La deuxième : la « vérification sérieuse… . Personne, aucun consacré, aucune consacrée, aucun laïc, personne ne devrait se soustraire à une vérification sérieuse concernant sa présence dans la vie de l’Église. La troisième expression : les « demandes nouvelles et continuelles, au cri des pauvres . Personne ne devrait se soustraire aux demandes nouvelles continuelles qui se lèvent autour de nous, au cri des pauvres.
Ces trois expressions nous donnent l’occasion de faire ressortir les événements des Églises et des sociétés qui apportent une pertinence à l’interrogation sur la manière dont est apparue la nouvelle approche des charismes de la vie consacrée. Dire que les événements des Églises et des sociétés sont nos maîtres dans le domaine de la vie consacrée signifie qu’on ne peut faire comme si ces événements ne s’étaient pas produits. Le vécu des charismes doit en tenir compte. Ainsi, sont nos maîtres des événements d’Église (ou religieux) comme :
• L’augmentation des vocations religieuses et sacerdotales dans des Églises locales qu’on appelait autrefois des « pays de mission » et ce que cela implique : la prise de responsabilité par le personnel de ces pays, y compris dans les instances ecclésiales extérieures à ces pays, le défi de vivre ensemble dans les communautés/circonscriptions entre fils originaires d’un même pays ;
• La multiplication des nouveaux mouvements religieux ;
• Le développement de la recherche théolo-gique, surtout dans les domaines de l’œcuménisme et du dialogue interreligieux ;
• La tenue des différents synodes sur des questions continentales précises ou sur la manière de fonctionner de l’Église (exemple le synode sur la « synodalité » en cours) ;
• La réforme de la curie romaine sous le pontificat de François qui vise à améliorer son organisation, à rendre sa gestion financière plus rigoureuse et à permettre une certaine décentralisation du gouvernement de l’Église catholique ;
• La dénonciation des abus sexuels sur les mineurs et personnes vulnérables. Dans l’Église de France, par exemple, ce fut une grande première d’assister à la mise sur pied d’une commission chargée de faire la lumière sur ces abus. Certains membres du clergé impliqués comme responsables ou coupables ont remis leur démission au pape.
Pour beaucoup de personnes, les temps ont vraiment changé ;
• Dans les pays du Nord, la baisse de la pratique religieuse et des vocations à la prêtrise et à la vie religieuse, les abandons, la fermeture des communautés religieuses, la fusion des congrégations religieuses ;
• L’augmentation de la présence du personnel missionnaire du Sud dans le Nord et la baisse du personnel missionnaire du Nord dans le Sud, etc.
Ces situations d’Église sont elles-mêmes le fruit d’évolution politique, économique, religieuse et sociale du monde. Des évolutions plus larges et plus profondes marquent les positions des responsables ecclésiaux et l’approche des charismes. On peut citer, entre autres :
• Une certaine méfiance des sociétés à l’égard de la vie consacrée ;
• La crise religieuse progressive touchant une grande partie de nos sociétés ;
• Les nouveautés culturelles – la sécularisation, la socialisation, la personnalisation, la libération, l’inculturation, l’accélération de l’histoire, la promotion de la femme etc. – qui influent fortement sur la mission spécifique de nos Instituts ainsi que, en partie du moins, sur notre style de vie religieuse ;
• Le milieu urbain postmoderne, notamment le problème des regroupements sociaux. Dans une ville, la densité de population est grande. Cette forte densité de population apporte avec elle des possibilités de stratification sociale inédites ;
• La mobilité. La culture urbaine moderne vit à un rythme accéléré qui semble croître sans cesse. Les possibilités d’activités sont multiples, dispersées sur le territoire de la ville. Le rythme accéléré du changement conduit l’être humain à être toujours prêt à changer de position.
• Le covid-19 et l’invasion militaire russe en Ukraine et leurs conséquences économiques, politiques et sociales aujourd’hui dans le monde entier (l’affirmation que le monde est grand village se vérifie ici. Il suffit qu’un tousse, c’est tout le monde qui est enrhumé) ;
• L’inquiétude causée par la place que prennent les partis d’extrême droite en Europe ;
• L’instabilité sociopolitique grandissante en Afrique à cause des coups d’État (Afrique de l’Ouest), le fondamentalisme/extrémisme religieux des groupes causant des victimes innocentes, des attentats;
• Le phénomène de migrations et la pauvreté des peuples sont des faits sociaux, la fracture sociale, le phénomène d’exclusion sociale ;
• Le développement des sciences économiques, politiques et sociales apporte une nouvelle méthode d’approche du monde, à côté des sciences théologiques ;
• La fragilité politique des Unions régionales ;
• Les NTIC (Nouvelles technologies de l’infor-mation et de la communication) ont rapproché les personnes et les pays en même temps qu’elles ont renforcé le fossé entre riches et pauvres ;
• Les traits des sociétés actuelles éclairent les enjeux de la mission et nous font mieux comprendre les défis qui se posent à nos charismes : les sociétés industrielles et sécularisées, la domination de la loi des marchés, la société de consommation, la société médiatique, la société de peur, de grèves, de conflits et de violences, etc.
On assiste aussi à de nouvelles pratiques, insistances, démarches, des nouvelles manières de travailler ensemble comme par exemples :
• La rédaction des chartes contre les crimes sexuels ;
• La signature des contrats entre les congrégations et les diocèses ;
• La signature des accords-cadres ;
• La valorisation de la mission dans les périphéries ;
• La multiplication des communautés nouvelles qui ont une autre approche de l’évangélisation : l’on doit désormais compter avec leur présence sur le terrain missionnaire ;
• La conception de l’autorité comme service confié ;
• La formation à la collaboration, à l’interculturalité et à l’internationalité ;
• La formation des personnes consacrées aux sciences sociales ;
• Le discours insistant sur la justice et la paix et l’intégrité de la création (l’écologie), etc.
Ces nouvelles pratiques, insistances, démarches, nouvelles approches de la vie à l’intérieur et à l’extérieur des congrégations affleurent dans nos chapitres généraux et locaux et sont répercutées. Il faut dire que l’un ou l’autre point d’insistance n’est pas toujours bien accueilli partout. Ils deviennent peu à peu des attitudes qui remettent en question l’approche antérieure de la mission ou la manière d’appliquer le charisme d’une congrégation religieuse. Le contenu des textes finaux des chapitres généraux et locaux, assemblées générales élargis et assemblées locales est de plus en plus marqué par cette évolution. On constate que l’insistance n’est plus seulement sur l’envoi en mission, la diffusion du christianisme. Elle porte aussi sur l’attention aux changements qui se produisent dans le monde. Ce qui est lu dans ces changements se présente comme des orientations du charisme et de la mission de la vie consacrée. Les titres et sous-titres des documents issus des réunions internes des congrégations sont assez illustratifs à ce sujet.
Que signifie revisiter les charismes de la vie consacrée dans le contexte des Églises et des sociétés que nous venons de décrire ?
1. Revisiter les charismes, c’est leur donner une approche permettant à la personne consacrée d’être témoin de l’Évangile, c’est-à-dire d’accueillir et d’être évangélisée
La mission n’est pas seulement l’annonce de l’Évangile aux autres ; elle est aussi une annonce qui engage la vie de l’annonceur, la personne consacrée. On ne peut pas séparer la stratégie missionnaire de la spiritualité du missionnaire. Chaque fois qu’on l’a fait, on a assisté à des contre-témoignages de vie des personnes pensant qu’elles sont là uniquement pour instruire les autres, pour donner des leçons aux autres. La pastorale de la morale tend à disparaître pour donner place à celle du témoignage de vie. Cette pastorale utilise peu de mots et est convaincante.
Les charismes de la vie consacrée devraient faire apparaître l’unité entre l’action et la contemplation, la pastorale et la prière, la prédication et l’activité missionnaire. La vie religieuse n’est pas une autosatisfaction. Le religieux/se et le missionnaire trouvent leur joie et leur motivation en lisant, en proclamant et en vivant l’Évangile. Tout est lié. Et c’est précisément ce que les charismes doivent de plus en plus attester aujourd’hui. En effet, la parole de Paul VI dans Evangelii Nuntiandi garde encore toute son actualité : Les hommes d’aujourd’hui ont plus besoin de témoins que de maîtres. Et lorsqu’ils suivent des maîtres, c’est parce que leurs maîtres sont devenus des témoins . Les charismes doivent procéder à des mises à jour en offrant aux membres des congrégations religieuses des occasions de méditer ces paroles.
2. Revisiter les charismes par une démarche vers le monde, vers les autres et par la qualité de la présence
Depuis le début de son pontificat, le pape François ne cesse d’insister sur le concept d’ Église en sortie . Des phrases-chocs sont présentes dans sa première exhortation apostolique Evangelii Gaudium. Par exemple : L’intimité de l’Église avec Jésus est une intimité itinérante . Ou encore : L’Église en sortie est une communauté des disciples missionnaires qui prennent l’initiative, qui s’impliquent, qui accompagnent, qui fructifient et qui fêtent . […]. L’Église en sortie est une Église aux portes ouvertes. Sortir vers les autres pour aller aux périphéries humaines ne veut pas dire courir vers le monde sans direction et dans n’importe quel sens . Ou encore : la pastorale en terme missionnaire exige d’abandonner le confortable critère pastoral du ‘on a toujours fait ainsi’ . Et enfin : Je préfère une Église accidentée blessée et sale pour être sortie sur les chemins, plutôt qu’une Église malade de son enfermement et qui s’accroche confortablement à ses propres sécurités ». Le pape invite les religieux et religieuses à ne pas avoir peur des limites, des frontières, des périphéries, car c’est là que l’Esprit leur parle. Les instituts religieux sont appelés à être attentifs aux nouvelles pauvretés » et à donner de nouvelles formes de réponse généreuse devant les nouvelles situations et les nouveaux rejetés de l’histoire ». Développer des nouvelles formes de présence et de service dans les multiples périphéries existentielles – « nouveaux dynamismes apostoliques au point de rendre plus vigoureuse la réponse aux grands défis de notre temps, grâce à l’apport concerté des différents dons .
Les responsables des instituts de vie consacrée et des sociétés de vie apostolique sont invités à prendre en compte le contexte ecclésial de ces discours en insistant sur le fait que, dans l’enseignement et l’éveil des charismes, les personnes consacrées soient solidaires des groupes humains, selon le mouvement même de la vie incarnée de Jésus : « Dieu-avec-nous ». Il faut s’efforcer d’entrer au cœur de l’autre. Les charismes peuvent s’inscrire dans ce langage.
3. Le résultat de la question de revisiter les charismes n’est pas le conservatisme, le fondamentalisme, mais la naissance des congrégations et de l’Église
Il y a trois ans, nous avons célébré le centenaire de la lettre apostolique Maximum Illud sur l’activité accomplie par les missionnaires dans le monde (30 novembre 1919). Ce document nous rappelle que le résultat de l’action missionnaire et son authenticité, ce ne sont pas seulement des conversions individuelles de gens qui se rattachent à l’annonceur de l’Évangile, mais c’est la naissance de communautés. Ces communautés ne sont pas seulement des Églises locales, des rassemblements des chrétiens dans les quartiers des villes et des campagnes, ce sont aussi des communautés de prière et de fraternité, des communautés des témoins, des communautés missionnaires, des communautés de vie consacrée. Pour arriver à ce résultat de la mission, il vaut mieux parler de fécondité des charismes que d’efficacité. L’Évangile communique l’Esprit qui continue d’agir dans les charismes. Il ne transmet pas un produit fini sur un plateau. D’où la nécessité de faire preuve de créativité si on veut que le charisme d’une congrégation produise les résultats attendus dans la mission de cette congrégation. Les exemples de Paul et des apôtres dans les Actes des apôtres que nous avons pris antérieurement font preuve de cette créativité.
Une congrégation qui veut (re)naître et faire (re)naître l’Église ne peut pas vivre renfermée dans son charisme. Celui-ci a pour vocation d’être connu. C’est de cette connaissance que la congrégation est appelée à s’étendre. Je me rappelle d’une conversation avec un membre d’une congrégation religieuse qui me disait que « Leur fondateur n’avait jamais parlé de l’Afrique de son vivant. Donc, il n’y a pas d’intérêt à ouvrir des communautés en Afrique ». Les vocations diminuant dans cette congrégation, j’avais pensé que cette situation était plus une volonté d’être seul que de comprendre l’esprit de leur fondateur. Je me suis rappelé ces paroles de Vita consecrata : « Dans cet esprit, il apparaît aujourd’hui nécessaire pour tous les Instituts de renouveler leur considération de la Règle, parce que, dans cette dernière et dans les constitutions, un itinéraire est tracé pour la sequela Christi, correspondant à un charisme propre authentifié par l’Église. Une plus grande prise en considération de la Règle ne manquera pas de donner aux personnes consacrées des critères sûrs pour chercher les formes appropriées d’un témoignage qui réponde aux exigences de l’époque sans s’éloigner de l’inspiration initiale ». Les propos se passent de tout commentaire.
4. Revisiter les charismes, une question de
témoignage pour le royaume de Dieu
En faisant aujourd’hui un panorama de la vie des instituts de vie consacrée et des sociétés de vie apostolique, très peu de frontières existent entre les charismes. C’est la preuve que nous puisons à la même source : l’Évangile, la parole de DieuC’est aussi la preuve que nous nous succédons les uns aux autres dans les lieux/pays de mission, que nous avons parfois des points communs sur le type de mission à accomplir : justice et paix, dialogue œcuménique, dialogue interreligieux, animation/accompagnement des communautés chrétiennes, enseignement/ éducation/ formation, etc. Les charismes doivent contenir le fait que l’évangélisation est un témoignage au nom de l’Évangile, et, par conséquent, tous les engagements/présences auprès de la vie les êtres humains sont possibles ; l’évangélisation est dialogue avec l’être humain quelles que soient la couleur de sa peau, sa croyance, son activité, sa résidence, ses conditions de vie, etc. Les charismes doivent permettre d’être libres au sens évangélique du terme, porteurs d’un message de libération, c’est-à-dire faire en sorte que le service du Christ et de son Église à travers toutes les personnes soit plus important que les interdits de la loi. Jésus n’a cessé de le répéter dans les évangiles : « vous avez appris qu’il a été dit…. Et bien moi je vous dis… » (Mt 5, 17-48). L’esprit de ces mots de Jésus devrait permettre une réorganisation des charismes de la vie consacrée dans la mesure où, sur le terrain, la mission prend de nouvelles dimensions. Les charismes ne peuvent pas être les lois qui empêchent d’avancer ou qui font tourner en rond. Qui n’avance pas recule.
5.Revisiter les charismes dans le sillage de la
nouvelle évangélisation
La vie des charismes n’est possible que si elle donne aux personnes consacrées les moyens de ne pas être dépassées par les événements du monde, mais s’organiser pour échapper à la mort qu’entraîne l’anachronisme. Les charismes doivent permettre de prendre les devants, d’anticiper les choses. C’est cet esprit et cette méthode que promeut la nouvelle évangélisation. « Je considère opportun d’offrir des réponses adéquates afin que l’Eglise tout entière, écrivait Benoît XVI, se laissant régénérer par la force de l’Esprit Saint, se présente au monde contemporain avec un élan missionnaire en mesure de promouvoir une nouvelle évangélisation ». À l’intérieur de chaque famille religieuse, il faut réveiller les consacrés en les amenant à retrouver le sens de revisiter le charisme, s’ouvrir généreusement au don de la grâce et faire preuve de créativité, en précisant qu’il ne s’agit pas d’« élaborer une unique formule identique pour toutes les circonstances » mais de « percevoir que ce dont ont besoin toutes les Églises qui vivent dans des territoires traditionnellement chrétiens est un élan missionnaire renouvelé, expression d’une nouvelle ouverture généreuse au don de la grâce ». Les responsables de la formation initiale et permanente sont ici interpellés.
6.Revisiter les charismes, c’est retrouver les
types d’approche ou paradigmes
missionnaires adaptés à la situation
actuelle de nos sociétés
Il est nécessaire de continuer à mener des recherches sur les charismes de la vie consacrée. Le but de ces recherches est de démontrer un contexte où de nombreux facteurs rendent compte dans changements dans le monde, dans l’Église et dans les instituts. Si on ne veut pas continuer à reproduire un discours qui considère les instituts religieux comme des tours d’ivoire, il faut mener des réflexions approfondies sur les types d’approche ou paradigmes missionnaires adaptés à la situation actuelle de nos sociétés. À la limite, pour avoir des religieux, des religieuses et des missionnaires, les congrégations n’ont pas besoin des personnes qui se barricadent dans leurs laboratoires sans aucun contact avec l’extérieur. C’est là aussi qu’est attendue la contribution des chercheurs, des organes de réflexions scientifiques et des consortiums de formation de nos instituts missionnaires.
7. Revisiter les charismes, c’est les orienter
vers une œuvre d’unité et de réconciliation
Cet aspect est particulièrement significatif et pertinent dans le monde actuel et dans les Églises. Comme les États, beaucoup de structures d’Église n’arrivent pas à se mettre ensemble et à travailler ensemble. Nous en sommes conscients. Souvent, dans la pratique, nous ne faisons pas beaucoup d’efforts pour communiquer et collaborer avec d’autres Églises, d’autres religions, d’autres
congrégations, d’autres diocèses, d’autres paroisses même à l’intérieur d’un même pays. On se pose en concurrents les uns des autres. La répartition du travail missionnaire est pensée en termes de dualisme, d’opposition et non plus en termes de complémentarité ou de différence. On entend encore ces mots, comme à l’époque où écrit Paul aux Corinthiens : « Moi, j’appartiens à Paul », et un autre : « Moi, j’appartiens à Apollos », n’est-ce pas une façon d’agir tout humaine ? Mais qui donc est Apollos ? qui est Paul ? Des serviteurs par qui vous êtes devenus croyants, et qui ont agi selon les dons du Seigneur à chacun d’eux. Moi, j’ai planté, Apollos a arrosé ; mais c’est Dieu qui donnait la croissance. Donc celui qui plante n’est pas important, ni celui qui arrose ; seul importe celui qui donne la croissance : Dieu. Celui qui plante et celui qui arrose ne font qu’un, mais chacun recevra son propre salaire suivant la peine qu’il se sera donnée. Nous sommes des collaborateurs de Dieu, et vous êtes un champ que Dieu cultive, une maison que Dieu construit » (1 Co 3, 1-9). Comment faire la paix entre nous ? Comment faire ensemble un chemin de communion dans nos différences qui sont inévitables ? Comment vivre « un seul cœur et une seule âme » (Ac 4, 32) ? L’apport de réflexion sur les charismes est important ici pour nous aider à répondre à ces questions.
8. Revisiter les charismes, c’est articuler le
retour continu aux sources, l’inspiration originelle des instituts et l’adaptation aux conditions nouvelles d’existence
C’est toute la démarche que nous propose Perfectae caritatis à travers ses cinq principes généraux :
• Placer toujours le Christ en premier lieu, au centre de tout selon l’enseignement de l’Évangile ;
• Mettre en pleine lumière l’esprit du fondateur/trice et ses intentions spécifiques pour en constituer le patrimoine de l’institut ;
• Faire en sorte que l’institut, en tenant compte de son caractère propre, participe à la vie de l’Église, s’approprie les projets et initiatives de l’Église ;
• Promouvoir pour les membres de chaque institut une suffisante information de la condition humaine correspondant à l’époque et aux besoins de l’Église, à la lumière de la foi et des traits particuliers du monde d’aujourd’hui ;
• Mettre l’accent sur la rénovation spirituelle pour qu’une meilleure adaptation aux exigences de notre temps produise leurs effets. Par exemple : « Il faut réviser de façon appropriée les constitutions, les directoires, les coutumiers, les livres de prières, de cérémonies et autres recueils du même genre, supprimant ce qui est désuet et se conformant aux documents de ce saint concile .
Ainsi dans les principes généraux et les critères pratiques d’une rénovation adaptée de la vie religieuse proposés par le conseil Vatican II, on peut induire un certain nombre d’étapes dans la façon de se situer par rapport aux charismes. La formation initiale et permanente devrait y aider.
9.Revisiter les charismes aujourd’hui, c’est prendre conscience de la tentation de repli sur soi-même et qu’on ne peut pas séparer les congrégations et le monde des Églises et des sociétés–dialoguer avec la réalité
Quels types de rapports nos charismes de la vie consacrée entretiennent-ils avec les Églises locales, l’Église universelle et le monde extérieur ? Le monde extérieur instruit les charismes et les enrichit. Les instituts religieux ne sont pas dans un monde intemporel. On peut distinguer l’Église du monde, on distinguer la vie d’une famille religieuse de la vie du monde. Mais, on ne peut pas les séparer du monde. Le rapport avec le monde dans lequel les charismes se vivent est nécessaire, si on veut avoir l’écho de ce qu’on vit dans ces charismes et connaître le monde dans lequel ils se déploient. Sauvegarder les contacts avec le monde, les cultures, les peuples, l’Église et les Églises, c’est sauver et promouvoir le contact humain, la vie humaine qui vient de Dieu seul. C’est tout le sens des oppositions de l’Église contre certaines lois des États comme la procréation médicalement assistée (PMA), la LGBT (lesbiennes, gays, bisexuels et transgenres). L’Église n’est pas une île isolée, désintéressée de ce qui se passe dans le monde. L’Église a un lien avec le monde. Les charismes doivent être le relais de cette philosophie et traduire cela en acte.
Conclusion
Comme nous avons pu le voir, les charismes sont essentiellement dynamiques, et non statiques. Ils sont au service de la vie et de la mission de l’Église. Ancrés dans la parole du Dieu de Jésus Christ, ils sont en quelque sorte les résultats des liens des fondateurs/trices avec le monde de leur temps. Souffle puissant et vivifiant, le charisme peut être fragilisé dans son accroissement s’il n’est pas actualisé par les membres de l’institut religieux à travers leur réponse aux signes des temps. Les personnes consacrées, porteuses du souffle de l’Esprit, vivent, témoignent et sont responsables de son actualisation et de son développement en faveur du peuple de Dieu. Nous avons aussi vu comment peut se passer la rénovation et l’adaptation des charismes, leur nouvelle approche et à quels visages de la mission ils peuvent renvoyer aujourd’hui, et avons suggéré qu’il faut connaître un tant soit peu l’histoire (le passé et le présent) pour embrasser l’avenir avec espérance.
Le charisme est le bien d’une famille religieuse qui se partage. L’institut est dépositaire du charisme et non propriétaire. Il est un bien de l’Église pour le monde, pour la communauté et pour chacun des membres. Une famille religieuse ne peut pas réfléchir aujourd’hui sur son charisme en omettant son rapport/présence au monde du fait du lien entre charisme et mission. Des charismes qui s’enferment sur eux-mêmes sont voués au fondamentalisme et à l’échec de la mission dont ils sont porteurs. « Garder le charisme fondateur vivant, en mouvement et en croissance, en dialogue avec ce que l’Esprit nous dit dans l’histoire des temps, dans différents lieux, à différents moments, dans différentes situations…, cela présuppose le discernement et présuppose la prière » , nous dit le pape François. Mais, on ne se renouvelle pas pour se renouveler. « Tout renouvellement dans l’Église
doit avoir pour but la mission, afin de ne pas tomber dans le risque d’une Église centrée sur elle-même ». Ces mots du pape François s’appliquent aussi aux charismes de la vie consacrée lorsqu’on entreprend de les revisiter. La question préoccupante est donc de savoir comment ils répondent aujourd’hui à la mission de l’Église, aux besoins des fils et filles spirituels des familles religieuses. Il ne s’agit pas de déclarer que les charismes sont caducs ; mais prouver qu’ils ont une grande plasticité, qu’ils sont ouverts et peuvent prendre des formes très diverses. Cela demande la docilité et la créativité des membres des instituts religieux et des sociétés de vie apostolique. Cela ne leur fera pas nier leurs origines, leurs spécificités mais leur fera grandir dans leur différence. La relecture de nos charismes ne peut s’en tenir à l’étude, plus ou moins scientifique, des sources, mais doit constituer un discernement spirituel fait par des membres profondément engagés dans l’expérience de la même vocation. Il leur faut saisir l’âme de l’institut, ses objectifs, ses dynamismes, sa façon de suivre le Christ, de travailler dans l’Église et dans le monde.
Nous terminons cette réflexion par ces mots de François Marie Paul Libermann, le deuxième fondateur des spiritains. Répondant à un sulpicien à Paris qui l’interrogeait sur l’opportunité de voter quand on est prêtre, un mois après la révolution de 1848 en France, Libermann écrivait : « Je comprends bien que les élections ne sont pas une œuvre ecclésiastique, mais il faut songer que nous ne sommes plus maintenant, dans l’ordre des choses du passé.
Le mal du clergé a toujours été, dans ces derniers temps, qu’il est resté dans l’idée du passé.
Le monde a marché de l’avant, et l’homme ennemi a dressé ses batteries selon l’état et l’esprit du siècle, et nous restons en arrière !
Il faut que nous le suivions en tout en restant dans l’esprit de l’Évangile et que nous fassions le bien et combattions le mal dans l’état et l’esprit où le siècle se trouve. Il faut attaquer les batteries de l’ennemi là où elles sont et ne pas le laisser se fortifier en le cherchant là où il n’est plus. Vouloir se cramponner au vieux temps, et rester dans les habitudes et l’esprit qui régnait alors, c’est rendre nos efforts nuls et l’ennemi se fortifiera dans l’ordre nouveau. Embrassons donc avec franchise et simplicité l’ordre nouveau et apportons-y l’esprit de l’Évangile, nous sanctifierons le monde et le monde s’attachera à nous ». Il est temps d’aborder enfin les questions de fond en soumettant les charismes de la vie religieuse à l’épreuve du monde dont il nous faut comprendre la logique sans pour autant nous laisser entraîner par toutes ses attitudes et tous ses comportements. Il nous faut cerner de près ce qui est nécessaire et ce qui est accessoire, ce qui est Écriture et ce qui est commentaire de l’Écriture. Il nous faut découvrir l’axe des relations dynamiques charisme-monde en cherchant une autre manière de nous comporter qui assume les interpellations de l’Évangile.