La mission comme défi pour les Religieux aujourd’hui

Introduction

Quand nous parlons de mission aujourd’hui, c’est plus large que le travail des soi-disant missionnaires qui ont principalement voyagé vers le sud depuis les pays du nord pour évangéliser et y annoncer la Bonne Nouvelle. Bien qu’un décret séparé ait été rédigé au Concile Vatican II sur l’activité missionnaire de l’Église en particulier avec comme titre « Ad gentes », ce décret a également constamment répété que toute l’Église durant son pèlerinage sur terre est missionnaire par nature[1]. Dans cette conférence, nous voulons donc discuter à la fois de la mission générale de l’Église et en elle de la place des religieux et de la mission spéciale qu’ils ont en tant que missionnaires au sens strict du mot, et finalement indiquer quelques éléments typiques qui caractérisent notre tâche missionnaire en tant que Frères de la Charité.

1.L’Église est mission

Nous prenons une citation de l’œuvre du cardinal J. De Kesel, écrite en 1993, où il parle de la mission de l’Église en général. La mission générale de l’Église y est très bien expliquée.

« L’Église est mission : sa raison d’être. Elle est proclamation. Dans toutes ses actions, en paroles et en actes, elle est un signe de l’humanité de Dieu et de sa grâce, qu’Il a révélée et scellée pour tous et pour toute la création, une fois pour toutes, dans le Christ Jésus. L’Église est le sacrement du salut pour le monde, un signe du salut de Dieu. Elle est «la ville sur la montagne » (Mt 5, 14) et «la lampe sur le lampadaire » (Mt 5, 15), ainsi que « l’étendard pour les peuple

» (Isaïe 11, 10). Elle ne vit pas renfermée, repliée sur elle-même, comme dans un ghetto. Même là où elle se tait ou doit se taire, elle proclame l’évangile de la grâce de Dieu par le fait même qu’elle existe. Une Église qui se referme et se replie sur elle-même perd sa propre substance. Une Église qui n’est plus missionnaire, ne rayonne plus vers l’extérieur et n’attire plus de nouveaux membres, est une Église qui rétrécit aussi intérieurement et finit par mourir. Il n’y a donc aucun doute : l’Église prêchera toujours la mission. Le fait qu’elle peut accueillir de nouveaux chrétiens dans sa communauté sera toujours un signe de sa vitalité et de sa santé. Le seul commentaire que nous voudrions ajouter, est celui-ci : elle ne pourra pas toujours proclamer dans les mêmes circonstances. En effet, ces circonstances sont historiques et donc variables. Nous ne pouvons pas faire concorder la tâche missionnaire de l’Église contemporaine avec la restauration des conditions historiques dans lesquelles elle a pu faire les missions dans le passé. … L’Église doit être présente comme signe, comme sacrement au milieu de notre monde. Mais elle ne coïncide pas avec ce monde. Il y a une frontière entre elle et le monde que nous devons respecter. Dans la troisième prière eucharistique on dit que l’Église est en exil tant que le monde dure. On ne doit pas l’oublier. Elle vit toujours dans la diaspora, dans la dispersion. … Il est très important de respecter la frontière entre l’Église et le monde. Non pas pour se fermer au monde, mais justement pour y faire une différence. L’Église n’est pas et ne coïncide pas avec le monde.

L’Église est la communauté qui a déjà abandonné l’ancien monde et qui attend avec impatience cette autre chose, le royaume de Dieu. Au milieu de ce vieux monde, au sein de la communauté qu’ils essaient de construire, les chrétiens expérimentent déjà les premiers signes

[1] Ad gentes, Décret sur l’activité missionnaire de l’Église du royaume de Dieu à venir. En ce sens, l’Église vit au milieu de ce monde, avec cœur et âme, en solidarité avec les hommes. Et pourtant : elle n’est pas chez elle, elle est en exil. Il y a une unité profonde entre elle et le monde, mais aussi une frontière.

La tâche la plus importante de l’Église et sa mission irremplaçable est de témoigner de la vie chrétienne et d’en attirer d’autres, pour ainsi dire »[1].

« L’Église comme sacrement du monde » est peut-être la meilleure expression que nous pouvons retenir ici et réfléchir à la manière dont nous, baptisés, pouvons accomplir cette mission. Dans le décret « Ad Gentes », cette tâche est décrite comme suit: « Car tous les fidèles, partout où ils vivent, sont tenus de manifester, par l’exemple de leur vie et le témoignage de leur parole, l’homme nouveau qu’ils ont revêtu par le baptême et la force du Saint-Esprit qui les a fortifiés par la confirmation, afin que les autres, considérant leurs bonnes œuvres, glorifient le Père et perçoivent plus pleinement le sens authentique de la vie humaine et le lien universel de communion entre les hommes » [2].

 Dans un message aux jeunes à l’occasion de la Journée mondiale de la mission 2018, le Pape François a souligné de manière tout aussi claire trois manières dont on peut être ce sacrement du monde aujourd’hui : en annonçant Jésus-Christ, en répandant la foi jusqu’au bout de la terre et en témoignant de l’amour[3]. « Chaque homme et chaque femme est une mission, et c’est la raison pour laquelle on vit sur la terre. Être attirés et être envoyés sont les deux mouvements que notre cœur, surtout quand on est jeune, sent comme des forces intérieures de l’amour qui promettent un avenir et poussent notre existence en avant…. Nous vous annonçons Jésus Christ. Jésus Christ, mort et ressuscité pour nous, s’offre à notre liberté et la provoque à chercher, à découvrir et à annoncer ce sens véritable et plénier. … Ensemble nous avons la mission de porter l’Évangile à tous. Cette transmission de la foi, cœur de la mission de l’Église, arrive donc par la “contagion” de l’amour, où la joie et l’enthousiasme expriment le sens retrouvé et plénier de la vie. La propagation de la foi par attraction exige des cœurs ouverts, dilatés par l’amour. Des milieux humains, culturels et religieux encore étrangers à l’Évangile de Jésus et à la présence sacramentelle de l’Église représentent les périphéries extrêmes, les ‘extrêmes confins de la terre’, vers lesquels, depuis la Pâque de Jésus, ses disciples missionnaires sont envoyés, dans la certitude d’avoir toujours leur Seigneur avec eux (cf. Mt 28, 20 ; Actes 1, 8). »

Nous apprenons de ces textes et visions que chaque personne baptisée est appelée à proclamer le Christ et sa Bonne Nouvelle. Personne ne peut se sentir exempt de cela. C’est à partir et à l’intérieur de cette mission générale à laquelle chaque baptisé est appelé, que l’on peut plus spécifiquement placer la vocation et la mission du missionnaire religieux au sens plus strict du mot. Nous ne pouvons jamais séparer cela de la mission générale que chaque baptisé doit accomplir et à laquelle l’Église a appelé tous les croyants d’une manière spéciale tout au long du Concile Vatican II.

Au sein de l’Église préconciliaire, une autre distinction était faite entre les religieux qui n’ont rien à voir avec la mission, dont le champ d’action est entièrement et exclusivement situé en Europe ou en Amérique du Nord, zones identifiées comme appartenant à l’Église d’Occident. En outre, il y avait des religieux qui, en plus des activités sur le sol occidental, entreprenaient également un travail missionnaire, et enfin il y avait les institutions purement missionnaires, dont tous les membres étaient destinés à être envoyés. Le concile y a apporté une nette innovation en soulignant d’une part l’universalité du devoir de mission et en échangeant la description géographique traditionnelle du champ de mission contre une définition en termes plus sociologiques. Le Magistère de l’Église considère que l’obligation de coopérer à l’annonce et à la diffusion de l’Évangile incombe à chaque chrétien [4].

[1] De Kesel, Jef, Omwille van zijn naam. Tielt, Lannoo, 1993, p 106 e.v.

[2] Ad Gentes, n° 11.

[3] François, Message for World Mission day 2018. Together with young people, let us bring the Gospel to all.

[4] Neckebrouck, Valeer, Het dubbele rentmeesterschap. Missionaire verkondiging en sociale actie. Leuven, Acco, 1994, p. 46.

Ceci est précisé dans l’exhortation apostolique « Evangelii Nuntiandi » (1975) du Pape Paul VI et dans l’encyclique « Redemptoris Missio » (1990) du Pape Jean-Paul II.

Dans le décret sur le renouvellement adapté de la vie religieuse, « Perfectae Caritatis » il y a un appel à promouvoir davantage l’esprit missionnaire au sein des institutions religieuses, tandis que dans le décret « Ad Gentes » il y a même un appel à se concentrer avec une attention renouvelée sur la mission. Nous plaçons les deux textes l’un à côté de l’autre et les considérons comme complémentaires l’un de l’autre.

« Il faut absolument conserver dans les instituts religieux l’esprit missionnaire et, compte tenu du caractère de chacun d’eux, l’adapter aux conditions actuelles pour que l’Évangile soit proclamé plus efficacement parmi tous les peuples »[1].

 « Les instituts de vie active, qu’ils poursuivent ou non une fin strictement missionnaire, doivent se poser sincèrement devant Dieu la question de savoir s’ils peuvent étendre leur activité en vue de l’expansion du règne de Dieu parmi les nations ; s’ils peuvent laisser à d’autres certains ministères, de façon à dépenser leurs forces pour les missions ; s’ils peuvent entreprendre une activité dans les missions, en adaptant, si c’est nécessaire, leurs constitutions, mais cependant selon l’esprit du fondateur ; si leurs membres prennent part selon leurs forces à l’activité missionnaire »[2].

 Tout au long de ces textes, l’activité missionnaire typique des congrégations religieuses est encouragée et même proposée comme nouveau territoire pour ceux qui n’étaient pas encore prêts, tout en demandant en même temps d’être suffisamment flexibles pour faire face et s’adapter aux conditions locales. Ensuite, les mots acculturation et inculturation résonneront souvent. Mais déjà les premiers missionnaires en Chine (Ricci, plus tard également Lebbe) ont laissé des exemples forts jusqu’où on peut aller avec cette acculturation. Ils étaient bien en avance sur leur temps.

Nous ne pouvons nier qu’entre-temps nous sommes entrés dans ce que nous pouvons appeler une sorte de climat « anti-missionnaire ». Cela a grandement influencé l’esprit de mission dans l’Église et a également entravé le travail des missionnaires de plusieurs manières. Le moment où les missionnaires sont sortis pour gagner des âmes et pour convertir et baptiser autant de païens que possible, avec une légère pression si nécessaire, est méprisé avec compassion. Ceci, bien sûr, remonte à l’époque où l’on était convaincu qu’aucun salut n’était à attendre en dehors de l’Église catholique et qu’il était donc nécessaire d’amener les dissidents ou les non-croyants à la seule vraie bergerie. Plus récemment encore, nous sommes confrontés à une image très négative du colonialisme et les missionnaires sont accusés avoir participé à l’exploitation de la population indigène par les puissances coloniales. Tout ce qu’ils ont fait pour aider au développement réel de la population indigène par l’éducation, la prise en charge des malades et la pastorale au sens large du terme est simplement rejeté. Il est compréhensible que pour de nombreux missionnaires et en particulier d’anciens missionnaires qui ont donné le meilleur de leur vie dans le travail missionnaire, cela est plus que douloureux et totalement injustifié.

De ce climat dit « anti-missionnaire », nous voyons aussi deux réactions regrettables de ceux qui continuent à travailler comme missionnaires au sens strict du mot dans le Sud.

D’une part, certains se sont distancés de l’annonce et ont continué à travailler en tant que pure agent de développement. Ils font du bon travail, mais ils sont eux-mêmes devenus allergiques, pour ainsi dire, pour continuer à pratiquer la prédication directe, de peur d’être vus d’un œil tordu.

D’autre part, certains se sont en quelque sorte mis à l’abri de l’annonce de la foi chrétienne en remplaçant le mot mission par dialogue. Le dialogue est en effet devenu un aspect important et a été particulièrement souligné lors du Concile Vatican II, qui a été appelé à juste titre Concile œcuménique où le dialogue interreligieux a été fortement encouragé, notamment dans l’exhortation apostolique « Evangelii Nuntiandi » publiée par la suite. Neckebrouck note à cet égard que « le dialogue est mal compris et est maintenant considéré comme la seule forme éthiquement acceptable pour l’Église de communiquer avec les non-chrétiens, considérant toute tentative de présenter l’Évangile comme un message universel, comme une expression d’ethnocentrisme, d’un sentiment dépassé de supériorité culturelle, d’impérialisme culturel. Qu’aux yeux de Dieu, toutes les religions doivent avoir la même valeur et que l’œuvre missionnaire dans le sens de proclamer expressément le Christ avec l’intention d’amener les autres à la foi en Lui, doit maintenant céder la place à la coexistence respectueuse et fraternelle de toutes les familles religieuses. » [1].

On voit aussi la même chose se produire en Belgique dans les écoles catholiques où un plaidoyer est fait pour la soi-disant « école du dialogue », où l’éducation religieuse chrétienne est remplacée par une présentation dite objective des religions existantes à partir de laquelle l’élève peut alors choisir ce qui lui convient le mieux. On a développé une réticence à proclamer la Bonne Nouvelle du Christ avec ouverture et franchise.

Dans ce climat « anti-missionnaire », cependant, il reste essentiel de ne pas obscurcir le message de base que nous avons tous reçu du Christ même et qui sonne et continue de résonner sans compromis : « Allez ! De toutes les nations faites des disciples : baptisez-les au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit, apprenez-leur à observer tout ce que je vous ai commandé. » (Mt 28, 19-20).

1.La mission comme défi pour les religieux aujourd’hui

Après cette introduction quelque peu allongée mais à mon avis nécessaire, nous arrivons au thème sur lequel nous voulons maintenant nous concentrer. Que peut signifier la mission pour les religieux aujourd’hui, comment peuvent-ils lui donner une interprétation solide, sans tomber dans les écueils qui sont principalement causés par le climat « anti-missionnaire » ? Nous reprenons ce qui a été écrit dans Ad Gentes et essayons de l’appliquer aux religieux. « Tous les fidèles, partout où ils vivent, sont tenus de manifester, par l’exemple de leur vie et le témoignage de leur parole, l’homme nouveau qu’ils ont revêtu par le baptême et la force du Saint-Esprit qui les a fortifiés par la confirmation, afin que les autres, considérant leurs bonnes œuvres, glorifient le Père et perçoivent plus pleinement le sens authentique de la vie humaine et le lien universel de communion entre les hommes » [2].

 En même temps nous voulons nous orienter vers la manière dont le cardinal Malula voyait le religieux dans le contexte africain comme un signe particulier de présence et en même temps de référence.

« Signe vous l’êtes d’abord par votre vie en communauté. La communauté religieuse est en effet un mystère au sein du mystère du Peuple de Dieu ; toute communauté où règne l’amour et la joie et qui, pauvre et engagée, est au service du peuple de Dieu et de tous les hommes proclame que déjà le Royaume de Dieu a commencé dans l’histoire des hommes.

Signe vous l’êtes encore parce que vous montrez qu’il est possible de choisir radicalement le style de vie du Christ, parce que vous vivez en référence explicite à l’Évangile et à la primauté du Royaume de Dieu. Bref, au sein du peuple de Dieu vous êtes avec votre communauté appelées à être une interprétation fidèle et originale des vérités évangéliques.

 Enfin, par votre vie consacrée vous avez aussi créé des liens avec toute la famille humaine. Sans être du monde vous êtes et effet appelées à être ce signe lisible dans une présence au monde. L’Évangile vous apprend une vie profondément humaine et vous rend sensible aux vrais besoins des hommes. L’Évangile de Jésus-Christ ne vous fait pas quitter le monde mais vous veut au contraire en plein dans ce monde, vous religieuses, vous êtes un signe dressé dans le monde[3] ». Nous indiquons quatre chemins que les religieux devraient suivre en tant que missionnaires aujourd’hui, après quoi nousessayons de donner une interprétation plus concrète.

Tout d’abord le religieux doit rendre un témoignage missionnaire à travers sa façon concrète de vivre ad intra par laquelle il témoigne de l’Évangile. On se met d’abord en mission à travers ce que l’on est, personnellement et en tant que communauté, avant d’évangéliser à travers ce que l’on fait ou dit. Après avoir décrit comment les fidèles de la première communauté chrétienne de Jérusalem s’engageaient fidèlement et d’un commun accord à la prière communautaire, comment ils partageaient et mettaient leurs biens personnels au service de tous selon leurs besoins, prenaient leur nourriture ensemble dans la joie et simplicité de cœur, l’auteur des Actes des Apôtres établit qu’ils connaissaient la sympathie du peuple et que le Seigneur ajoutait chaque jour de nouveaux adeptes au groupe des sauvés (cf. Actes 2, 42-47; 4, 32-35). Le lien entre la mission et la vie intérieure de la communauté chrétienne est exprimé fortement dans l’Évangile de Jean : « À ceci, tous reconnaîtront que vous êtes mes disciples : si vous avez de l’amour les uns pour les autres. » (Jean 13, 35). Toujours dans « Perfectae Caritatis », il est explicitement mentionné « à l’exemple de la primitive Église dans laquelle la multitude des fidèles n’avait qu’un cœur et qu’une âme » [1].

 Ainsi, en tant que communauté religieuse, nous devons en premier lieu nous demander si l’amour mutuel qu’en tant que membres d’une communauté, nous exprimons les uns envers les autres est d’une telle qualité qu’il se réfère automatiquement à la fontaine surnaturelle dont il provient et qui suscite chez les autres la soif pour boire de la même eau. [2]

Une vie exemplaire, à la fois personnelle et en communauté, est la première exigence qu’un religieux doit remplir s’il veut avoir un rayonnement missionnaire. Quand cela manque, tout le reste disparaîtra. Sénèque enseigna déjà que l’on donne beaucoup si l’on ne donne que le bon exemple.

Si au contraire, les communautés religieuses ont adapté leur organisation et leurs manières à celles du monde environnant, où l’on remarque qu’il existe des désaccords similaires, la discorde, la jalousie, la rivalité, la cupidité, le despotisme et la soif de pouvoir, alors on donnera un contre-témoignage de ce qu’est l’Évangile. Ou bien, pour le répéter poétiquement, la source d’amour qui jaillit dans la communauté religieuse doit devenir une rivière qui déborde de ses rives et irrigue tout le paysage environnant.

Ceci nous amène à notre deuxième chemin, celui du témoignage ad extra. Le Christ dit expressément que les bonnes œuvres des croyants doivent rayonner comme une lumière devant les yeux des hommes afin qu’ils soient conduits à glorifier le Père (cf. Mt 5, 16). Paul pointe également dans la même direction : « Faites tout sans récriminer et sans discuter ; ainsi vous serez irréprochables et purs, vous qui êtes des enfants de Dieu sans tache au milieu d’une génération tortueuse et pervertie où vous brillez comme les astres dans l’univers, en tenant ferme la parole de vie. » (Voir Phil. 2, 14-15). « Faites tout sans récriminer » et « bonnes œuvres » font référence aux défis auxquels nous sommes confrontés en tant que religieux et auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui dans notre activité apostolique. Nous ne pouvons fermer les yeux sur les nombreuses formes d’injustice sociale, d’exploitation, de pauvreté, de misère. Nous ne pouvons pas rester insensibles à la discrimination fondée sur des différences ethniques, culturelles ou religieuses. Nous devons être touchés par le grand problème des réfugiés auquel nous sommes confrontés aujourd’hui dans le monde. Il faut donc se demander si, en tant que religieux, nous restons en première ligne pour être proches de ces groupes opprimés et orphelins avec notre aide, avec notre réconfort, avec notre parole et notre action libérateurs. Est-ce que nos congrégations religieuses sont des foyers de dynamisme, où le souci des plus pauvres est palpable et visible et passe comme une contamination bénéfique sur tous ceux qui entrent en contact avec nous ? Avons-nous ici une véritable fonction d’exemple pour notre environnement ? Il est fort que dès 1987, le Pape Jean-Paul II appelait les religieux à faire un effort particulier pour les réfugiés. « Le témoignage évangélique authentique des religieux est également nécessaire au milieu du nombre toujours croissant de migrants non chrétiens, venant d’autres continents et à la recherche de meilleures conditions de vie en Europe. Il est très important que ces pauvres trouvent dans le religieux un reflet de l’amour du Christ. C’est une nouvelle façon de continuer le travail que les missionnaires du passé ont accompli »[1].

Le fait est que chaque communauté religieuse cherche honnêtement ce qu’elle peut faire pour soutenir et promouvoir activement et de toutes ses forces la cause de la justice, de la paix et de l’amour. Non, nous ne sommes pas appelés à effacer la dernière trace de souffrance humaine sur cette terre. Mais nous devons soulager tant de souffrances, corriger tant d’injustices, sécher autant de larmes que nous pouvons.

En passant, nous voulons également mentionner l’importance, depuis notre fonction prophétique en tant que religieux, d’avoir la volonté et le courage d’aller à contre-courant lorsque des tendances sociétales se développent dans lesquelles le message de l’Évangile est complètement réduit au silence et où des valeurs apparentes sont proclamées qui sont contraires au respect absolu de toute vie. Ici les congrégations internationales sont également confrontées à la tâche d’utiliser réellement leurs ressources pour un développement mondial plus poussé de leur prise en charge des pauvres. Enfin, nous pouvons nous demander dans quelle mesure nous, religieux, sommes encore prêts à aller vers la périphérie, à sortir de nos soi-disant zones de confort pour y témoigner véritablement d’une vie missionnaire. Nous pouvons penser ici aux nombreuses personnes qui dans le passé jusqu’à ce jour ont payé ce choix de leur vie et sont morts en martyrs de leur foi. Au cours des siècles l’Église a exprimé sa croyance en la signification missionnaire du martyre dans les paroles célèbres de Tertullien : « Le sang des martyrs est la semence de nouveaux chrétiens ». Y a-t-il eu un siècle dans l’histoire avec autant de martyrs que le vingtième siècle ? Aujourd’hui encore, l’Église enseigne que pour diffuser le message de l’Évangile, le chrétien doit même vouloir donner sa vie et ne doit pas être dissuadé par le martyre.

Comme troisième chemin, nous voulons souligner expressément l’importance de la dimension verticale que les religieux doivent rayonner à travers leur vie spirituelle explicite, leur vie de prière et leur vie sacramentelle. Dans « Lumen Gentium », il est dit : « Les religieux doivent tendre de tout leur effort à ce que, par eux, chaque jour de mieux en mieux, l’Église manifeste le Christ aux fidèles comme aux infidèles : soit dans sa contemplation sur la montagne, soit dans son annonce aux foules du Royaume de Dieu, soit encore quand il guérit les malades et les infirmes et convertit les pécheurs à une vie féconde, quand il bénit les enfants et répand sur tout ses bienfaits »[2]. Dans la même veine, le Pape Paul écrit dans « Evangelii Nuntiandi » : « Ce témoignage silencieux de pauvreté et de dépouillement, de pureté et de transparence, d’abandon dans l’obéissance, peut devenir, en même temps qu’un appel adressé au monde et à l’Église elle-même, une éloquente prédication capable de toucher même les non chrétiens de bonne volonté, sensibles à certaines valeurs. Dans une telle perspective, l’on devine le rôle joué dans l’évangélisation par des religieux et religieuses consacrés à la prière, au silence, à la pénitence, au sacrifice »[3]. À l’heure où beaucoup reprennent leur recherche de spiritualité à partir d’un vide existentiel dans lequel ils sont entrés, il est si important qu’ils puissent la trouver auprès des religieux et ne pas avoir à se rendre dans de nouveaux groupes para-religieux et dans des sectes en plein essor. Cela n’aurait-il pas à voir avec le fait que nous sommes devenus trop timides pour vraiment donner de l’oxygène spirituel aux personnes qui le recherchent ? Cela peut aussi être lié au climat « anti-missionnaire » mentionné précédemment, qui infecte également les religieux qui ne se manifestent plus que comme d’excellents aides au développement et se perdent dans un activisme unilatéral mais complètement sec dans le domaine spirituel et qui alors n’ont plus de rayonnement spirituel. Il est donc vital que les religieux restent fidèles à la prière, aux sacrements, à la fois pour leur propre équilibre spirituel et leur santé, mais en même temps pour la fécondité apostolique de leur témoignage. Tout comme les exercices spirituels ne doivent

[1] Jean Paul II, Call to Pastoral commitment in favour of migrants and refugees. Congregation of Consecrated life, 1987.

pas être un alibi pour se détacher du monde, le vide spirituel ne doit pas être le prix payé pour l’engagement social. Il est navrant de constater que certains religieux sont loués pour leur combativité dans le domaine social, mais en même temps méprisés pour le manque total de profondeur religieuse. « Pour l’Église, le témoignage d’une vie authentiquement chrétienne, livrée à Dieu dans une communion que rien ne doit interrompre mais également donnée au prochain avec un zèle sans limite, est le premier moyen d’évangélisation. L’homme contemporain écoute plus volontiers les témoins que les maîtres ou s’il écoute les maîtres, c’est parce qu’ils sont des témoins »[1].

 Ainsi nous arrivons à notre quatrième chemin. Osons-nous encore parler et nous référer au Christ ? Parfois nous oublions la réponse complète de Jésus quand les disciples de Jean-Baptiste lui demandèrent : « les aveugles retrouvent la vue, les boiteux marchent, les lépreux sont purifiés, les sourds entendent, les morts ressuscitent, les pauvres reçoivent la Bonne Nouvelle » (Lc 7, 22). Et à un autre endroit, Jésus dit expressément : « L’Esprit du Seigneur est sur moi parce que le Seigneur m’a consacré par l’onction. Il m’a envoyé porter la Bonne Nouvelle aux pauvres, annoncer aux captifs leur libération, et aux aveugles qu’ils retrouveront la vue, remettre en liberté les opprimés, annoncer une année favorable accordée par le Seigneur » (Lc 4, 18-19). On a parfois tendance à séparer ces deux mouvements, qui pourtant formaient un tout en Jésus. Pourquoi confronter les uns avec les autres ce qui, d’un point de vue biblique, est complémentaire et inséparable l’un de l’autre ? L’annonce n’est-elle pas la clef de voûte de toute véritable évangélisation ? Sans l’annonce par la parole, aucune véritable évangélisation ne peut avoir lieu. Le Christ a vécu, travaillé et parlé. Bien sûr, il faut savoir quand parler et quand il vaut mieux se taire, comme on le lit dans l’encyclique du Pape Benoît XVI « Deus caritas est » : « Le chrétien sait quand le temps est venu de parler de Dieu et quand il est juste de Le taire et de ne laisser parler que l’amour »[2]. Mais cela ne veut pas dire que nous n’avons plus le droit de parler et d’annoncer du tout ! Nous sommes toujours porteurs d’une bonne nouvelle et une nouvelle est toujours là pour être proclamée. Certains se retiennent de proclamer publiquement l’Évangile à cause de l’attention susmentionnée qui est aujourd’hui consacrée au dialogue interconfessionnel. C’est comme si la proclamation directe devait être sacrifiée sur l’autel du dialogue interconfessionnel. Cependant, le meilleur dialogue n’est-il pas mené à partir d’une formulation claire et d’un approfondissement et d’un échange supplémentaires de ses propres convictions, toujours dans le respect de la conviction de l’autre, bien sûr, sans prendre une position supérieure. C’est notre propre supériorité que nous devons rejeter, pas l’annonce !

Quatre chemins : témoigner depuis sa propre vie, témoigner de sa propre vie spirituelle et de sa prière, témoigner par des œuvres de charité et témoigner par l’annonce de la Parole : tels sont les chemins que l’on peut attendre d’un missionnaire religieux.

Tout cela peut et doit bien sûr recevoir la couleur spéciale du propre charisme de l’institut. Par exemple, l’évangélisation d’un Dominicain sera bien sûr différente de l’évangélisation d’un Frère de la Charité. C’est précisément une richesse des différents charismes, qu’ils peuvent se compléter et s’enrichir mutuellement et former ensemble un tapis de fleurs coloré que nous, en tant qu’Église, pouvons offrir au monde.

1.Quelques interprétations concrètes de notre propre expérience en tant que Frères de la Charité en Afrique

Dans une troisième et dernière partie, nous voudrions réfléchir sur un certain nombre d’interprétations concrètes que nous donnons à notre tâche missionnaire en tant que Frères de la Charité en Afrique.

Les Frères de la Charité ont commencé leur travail missionnaire en Afrique en 1911. C’était le Fr. Gabriel Vermeersch qui fut le premier missionnaire et qui, en tant que linguiste et éducateur, a jeté les bases de la propre interprétation de l’esprit missionnaire des Frères de la Charité. Je cite ici sa vision de l’éducation qu’il a transmise à ses confrères, qui a servi de modèle pendant de nombreuses années pour le développement ultérieur de l’œuvre  missionnaire, et plus spécifiquement dans l’éducation au Congo et au Rwanda.

« Je suis ici pour donner les âmes à Dieu, et c’est pour cela que je suis appelé par Dieu et à cela que je dois demeurer fidèle.

  • Je suis un apôtre et dois donc tout attendre de Dieu, collaborer complètement avec Dieu et Lui confier tout. Pour cela, je dois être un homme de prière, d’obéissance et d’amour.
  • Nulle part ailleurs que dans le tabernacle, Dieu peut être aussi proche de moi. C’est de là que je dois retirer toute ma force ; je dois devenir une âme eucharistique.
  • La conversion des païens et leur éducation chrétienne, est l’œuvre de Dieu qui m’est confiée. Quel honneur et quelle joie de pouvoir collaborer à cette mission !
  • Je dois me donner totalement au bien-être des enfants. Je veux parler leur langue, je veux les aimer comme Jésus les aime, je veux prier et souffrir pour eux.
  • De toutes mes leçons, le cours de religion revêt la plus haute importance. L’éducation à la vie chrétienne selon la doctrine de l’Église doit avoir toute priorité.
  • Toute autre formation y est subalterne. La profession, la science, l’honneur, l’argent dont ils ont besoin pour vivre, n’est rien lorsque l’éducation religieuse fait défaut. »[1]

 

La forte orientation religieuse de sa vision avec l’importance d’une vie de prière intense et la place de l’Eucharistie, forment la base de la vie d’un frère missionnaire. La mission est formulée très clairement : la conversion des païens et l’éducation chrétienne des enfants. L’éducation religieuse et l’éducation à la vie chrétienne sont au cœur de tout cela. Enfin, il trouve l’apprentissage de la langue très important pour vraiment entrer en contact avec les élèves et la population autochtone.

 

On peut mentionner au passage que Fr. Gabriel a compilé le premier dictionnaire de la langue Tsiluba et a développé son propre plan éducatif pour les écoles des Frères de la Charité. Il a également fait des études ethnographiques. C’était une forme d’inculturation avant la lettre.

Dès le départ des efforts ont été faits pour former des responsables locaux. Dans ce qui était Astrida à l’époque, le Groupe scolaire était l’école de formation des dirigeants du Ruanda-Urundi. En même temps fut créée une école normale pour former des enseignants locaux. Cette attention portée à la formation de la population locale afin d’améliorer son niveau de vie se traduira plus tard par l’attention à former des frères locaux au sein de la congrégation, qui pourraient progressivement reprendre le travail des missionnaires étrangers. Aujourd’hui tous les responsables de nos régions d’Afrique et d’Asie sont des frères indigènes qui ont reçu une formation appropriée à cet effet et sont en même temps soutenus dans leurs missions par le Conseil Général.

Il a fallu un certain temps avant de procéder au recrutement de candidats africains pour entrer eux-mêmes dans la Congrégation. Dans les années 1930 les premiers candidats sont acceptés au Congo, mais après quelques années le recrutement est à nouveau arrêté. Pendant un certain temps il était question d’aider à créer une congrégation autochtone pour les frères, jusqu’à ce que dans les années 1950 il soit décidé de recommencer le recrutement et progressivement les rangs se remplissaient de frères autochtones qui nécessitaient un ajustement pour s’intégrer dans des communautés composées de missionnaires européens avec leur propre style de vie très éloigné du style de vie des Africains. Aujourd’hui, l’accent est fortement mis sur la formation de communautés internationales, y compris sur les propres continents. De cette manière la formation des novices se développe au niveau international, de sorte que dès le début on acquiert la mentalité d’appartenir à une congrégation internationale où l’ouverture aux autres cultures est importante. Ainsi c’est aussi plus facile d’envoyer des frères de leur propre continent dans d’autres pays pour y soutenir de nouvelles initiatives. De cette manière, on devient missionnaire dans son propre continent.

Forts de leur propre charisme fortement tourné vers la charité et spécialisés dans la prise en charge des malades mentaux et des personnes en situation de handicap, les Frères de la Charité ont été sollicités dans les années 1960 pour  organiser la prise en charge des malades mentaux au Congo, au Rwanda et au Burundi. C’était un travail pionnier dans la libération des malades mentaux de prison, réécrivant un morceau d’histoire des premières années de la Congrégation. À partir de ce moment, la Congrégation des Frères de la Charité se profilerait réellement du cœur de son charisme et apporterait une contribution fondamentale à la fois à l’Église et à la société en favorisant le développement d’une plus grande dignité humaine envers les personnes marginalisées en raison d’une maladie mentale ou d’un handicap. Au début on a essayé de transplanter les soins occidentaux existants en Afrique d’une manière assez simplifiée, et ce n’est que plus tard qu’on a commencé à se rendre compte que cela nécessitait un ajustement.

Aujourd’hui, c’est un point d’attention important au sein de l’apostolat pour s’assurer que les soins professionnels partent toujours d’une attitude de base aimante, où la charité fait la différence. À partir de l’encyclique « Deus Caritas est » du Pape Benoît XVI, une distinction essentielle demeure entre philanthropie et charité. La philanthropie consiste à fournir une assistance sans nécessairement avoir in lien avec l’amour ; la charité, c’est l’amour exprimé dans le service et c’est Jésus-Christ même que l’on voit, rencontre et aime dans la personne dont on prend soin. En ce qui concerne l’expertise, la charité demande une attention particulière pour le développement de l’expertise du cœur [1]. Ici, une fois de plus, l’importance de la présence de missionnaires religieux est démontrée pour assurer le maintien de cette distinction importante.

En marge, nous pouvons également évoquer ici les problèmes éthiques qui, dans une approche plus globale et aussi sous la pression de certains bailleurs de fonds, peuvent imposer des pratiques totalement incompatibles avec la doctrine de l’Église catholique. Il appartiendra aux missionnaires religieux de garder un œil sur cela et de ne permettre aucun compromis.

Après le génocide au Rwanda, en tant que congrégation nous avons également constaté à quel point il était important comme communauté d’essayer de surpasser les différences ethniques. Ici je voudrais souligner deux aspects. Un groupe de frères missionnaires a fui ensemble puis s’est installé dans les camps de réfugiés au Congo et en Tanzanie, où ils ont pris en charge les malades mentaux et ont ensuite organisé un enseignement à distance pour les enfants et les jeunes des camps qui n’avaient pas la possibilité de recevoir une éducation. À côté de cela des frères sont revenus pour continuer l’apostolat auprès des malades mentaux et des personnes handicapées, et ont cherché dans les communautés à surpasser toute forme de différence ethnique. Il reste un point d’attention important, aussi dans nos maisons de formation internationales, de lutter contre toute forme de tribalisme et d’accompagner les jeunes à ce sujet.

Conclusion

Dans l’importante encyclique « Populorum progressio » (1967), le Pape Paul a très explicitement mis en avant le développement de tous les peuples comme un point d’attention majeur de l’Église, mais en même temps il a clairement mis en avant une vision chrétienne du développement de l’homme. Dans les tâches laïques auxquelles nous sommes envoyés en tant que frères-missionnaires, il sera toujours important de respecter scrupuleusement ce principe de base dans toute forme de travail de développement, afin d’éviter d’une part de s’engager dans un champ purement social sans laisser résonner la base religieuse, ou que, d’autre part, on est trop entraîné par des principes purement financiers et économiques. Je voudrais donc terminer par cette importante citation de « Populorum progressio »

« Le développement ne se réduit pas à la simple croissance économique. Pour être authentique, il doit être intégral, c’est-à-dire promouvoir tout homme et tout l’homme. Comme l’a fort justement souligné un éminent expert : « Nous n’acceptons pas de séparer l’économique de l’humain, le développement des civilisations où il s’inscrit. Ce qui compte pour nous, c’est l’homme, chaque homme, chaque groupement d’hommes, jusqu’à l’humanité tout entière

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